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force a inspirée à l’Allemagne est contagieuse de sa nature ; beaucoup d’autres têtes en ont été frappées, mais aucune ne l’a été plus fortement, plus profondément que celle d’Enver pacha. Gardant un souvenir ineffaçable des séductions qui s’étaient exercées sur lui à Berlin, il est devenu, il est resté le séide de l’Allemagne, convaincu que le patronage de ce grand pays et de son non moins grand souverain ne manquerait pas de rendre à la Turquie la puissance de son meilleur temps. L’empereur Guillaume a fait de son mieux pour entretenir cette espérance ; il s’est posé dans le monde comme l’ami et le défenseur des Ottomans ; il a invoqué Allah et Mahomet, comme il invoquait hier son vieux Dieu, et même la Sainte-Vierge miraculeuse, car tout lui est indifférent ou, si l’on veut, tout lui est bon pour atteindre son but. Il a tiré déjà de grands avantages de la protection qu’il a étendue sur la Turquie, sans qu’il lui en coûtât rien, et il en aurait tiré plus encore dans la suite s’il avait ménagé davantage les forces d’un ami qui est si près de n’en pouvoir plus. C’est ce qu’il aurait fait sans doute s’il n’avait pas été pressé par une de ces nécessités impérieuses qui, comme l’a dit M. de Bethmann-Holweeg, n’ont point de loi. Il a montré qu’il était l’homme des longues pensées, des longues préparations et qu’il savait attendre, mais cette fois il ne pouvait plus le faire. La guerre qu’il a déchaînée l’a mis dans une de ces situations où on fait flèche de tout bois ; Il ne s’attend sans doute pas à ce que la Turquie, à peine sauvée de l’agonie par une sorte de miracle, lui apporte une grande force ; mais, quelle que soit cette force, il compte bien l’épuiser à son profit, et si la Turquie meurt à la peine, tant pis pour elle : l’Allemagne au-dessus de tout ! Quant à Enver pacha, il a le courage des hommes de son espèce, mais sa prévoyance parait courte. Croyant aveuglément à la toute-puissance de l’Allemagne, il a peu à peu appelé à Constantinople des officiers allemands de terre et de mer, entre les mains desquels il a mis l’armée et la flotte ottomanes. Qui aurait cru, à l’aurore si brillante, mais si décevante de la Jeune-Turquie. qu’elle aboutirait à un résultat aussi avilissant ? Ces prétendus libéraux, ces enragés patriotes ont aliéné l’indépendance de leur pays. La Turquie est devenue une sorte de colonie ou de protectorat allemand. Voulût-elle aujourd’hui se débarrasser de la rude étreinte teutonne, qu’elle ne le pourrait pas. C’est l’histoire du cheval qui, pour se venger du cerf, a fait appel à l’homme et est tombé sous sa dépendance. Enver pacha ne semble pas s’être encore rendu compte des conséquences de sa politique : il s’en apercevra bientôt.

Il serait difficile de préciser la date à laquelle remonte cette