Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/375

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

contre nous et des abdications successives où nous étions pacifiquement acculés.

Je quittai le Japon sur une impression de tristesse amère : et, ma place retenue au Transsibérien, je passai en Corée dans la seconde quinzaine de juillet. Ce fut là que j’appris la déclaration de guerre. Je dus revenir de Séoul au Japon, où je trouvai, non sans peine, une place sur un paquebot japonais à destination de Marseille. Du moment où le terrible télégramme nous était parvenu, j’avais consigné chaque soir mes impressions de la journée. Ce que j’en détache aujourd’hui peut-il retenir un instant l’attention du lecteur ? Il n’y percevra que de faibles échos des répercussions qu’ont eues sur l’Extrême-Orient les événemens formidables de l’Europe. Mes notes me paraissent bien pauvres ! Tant mieux, s’il ne lui est pas indifférent de savoir ce que voyait et éprouvait un Français, au milieu d’étrangers, dans ces pays lointains, à l’heure la plus tragique qu’ait vécue notre patrie.

C’était à Séoul, le dimanche 2 août : je rentrais vers six heures au Sontag Hôtel, dans la rue des Légations. Devant la grande porte du Palais, où le vieil Empereur détrôné achève sa vie dramatique au milieu de ses concubines, je croisai un officier japonais que je ne connaissais que pour l’avoir rencontré à la Résidence générale. Il me salua, sourit et hésita un instant comme s’il voulait m’aborder, puis il passa son chemin. J’y fis à peine attention : j’étais las ; la journée avait été torride, et l’orage menaçait. Dans le jardin de l’hôtel, devant le perron, le Directeur, un Français, M. Boher, me cria dès qu’il m’aperçut : « Vous savez la nouvelle ? Un télégramme est arrivé à trois heures. L’Allemagne déclare la guerre à la Russie, et la France va marcher. » Il était assis sur un banc. Sa femme japonaise se tenait debout, silencieuse, indifférente ou grave, les mains à sa ceinture, et je remarquai le scintillement de ses bagues, car il en est des détails insignifians qui s’enfoncent en nous sous le coup des grandes émotions, comme de la poussière et des corps étrangers que les projectiles entraînent avec eux jusqu’au fond de nos blessures. Près de lui, une jeune gouvernante allemande, fraîche et rose, riait de sa bouche trop large aux dents mal plantées, sans doute pour se donner une contenance. Les