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joyeuses. Quelqu’un dit : « Sûrement ils sont moins gais que nous ! » Je pensai : « Ô les braves gens de France qui garderont leur gaieté jusque sous la mitraille ! » Vers dix heures, l’Évêque descendit à l’entrepont où il essaya de dormir parmi les pauvres Japonais qui, déçus dans leur espoir de faire fortune en Corée, retournaient au Japon. Les autres missionnaires cherchèrent sur le pont une place où s’étendre. L’un d’eux, l’économe, enveloppa ce qui restait du pain dans un linge, puis dans une couverture, et s’en servit comme d’oreiller. Je dirais qu’ils se préparaient à la vie des camps, si leur dure existence de missionnaires coréens ne les y avait, depuis beau temps, entraînés.

À Simonosoki, je leur fis mes adieux, et je me dirigeai vers la gare. Les trains étaient bondés. Ils le sont toujours au Japon. L’après-midi, les contrôleurs passèrent dans les wagons et lurent à haute voix un télégramme que mon voisin eut l’obligeance de me traduire : « L’armée navale japonaise est prête à commencer un mouvement. »

La chaleur était lourde. Les yeux se fermaient. La douceur mystérieuse des paupières baissées sur ces yeux obliques baignait tous les visages jaunis d’une ombre de ressemblance avec ceux des Bouddha. Je remarquais les soins délicats des parens, et souvent des pères, pour leurs petits enfans. Nous en avions plusieurs, tous très sages. Celui qui était en face de moi dormait recroquevillé sur la banquette : et, la nuit, chaque fois que je sortis de ma somnolence, je vis son père qui l’éventait et qui, de temps en temps, sans le réveiller, lui épongeait les tempes. Ainsi furent choyés, caressés, préservés et rafraîchis pendant les chaudes nuits de la canicule, les petits êtres qui devaient être un jour les soldats de Port-Arthur et qu’un auteur japonais a nommés des boulets humains.

Le lendemain matin, à Shizuoka, on vendait des journaux anglais sur le quai de la gare. Le premier que j’ouvris me donna un éblouissement : nous étions entrés à Mulhouse aux acclamations des habitans. Je pensais bien que ce n’était pas une victoire définitive. Mais l’idée que nos régimens foulaient la terre alsacienne, que les filles d’Alsace s’étaient pressées, pour les voir, aux portes et aux fenêtres de leurs villages, — dont le sou-