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matin, des troupes anglaises. Elles donnent une étonnante impression de calme, de jeunesse et de force. Il est onze heures du soir, le flot coule toujours. On regarde se succéder sans arrêt, dans un clair de lune fantastique, ces alertes théories de chevaux et d’hommes. Cavaliers, fantassins, artilleurs en vêtemens kaki, les caissons et les pièces, les charrois d’autos. Un fleuve qui déferle et clapote, inlassablement… Les trompes meuglent, les moteurs ronflent. Toute la nuit, le pas scandé, les fers des chevaux, le tumultueux chaos des camions retentissent sur le pavé… L’aube se lève que le fleuve humain coule encore… Salut à ces frères qui s’en vont, allègrement, vers leur destin !…

Le lendemain, à dix heures, en route vers Soissons. On emporte un panier de provisions pour le déjeuner et deux mousquetons chargés, en vue des mauvaises rencontres possibles. Route charmante par le ravissant Valois, la forêt où çà et là des cadavres ballonnés de chevaux se décomposent, dans les taillis. Voici Longpont, avec son beau château, sa ruine gothique ; la destruction du temps, fatale, ajoute aux pierres une beauté ; l’imbécile ravage des hommes n’y apporte que de l’horreur… Toute cette région est pleine de campemens anglais. Les pittoresques villages ne voient-ils pas sans surprise ces imprévus soldats de France, grands enfans qui, près de leurs faisceaux, jouent au football, ou écoutent la prière du pasteur ? Plus loin, de solides gaillards demi-nus, des highlanders, se lavent au bord des ruisseaux…

Nous sortons des lignes anglaises ; nous arrivons à l’extrémité des lignes françaises. Le terrain, par d’heureux mouvemens, s’abaisse vers l’Aisne…

Rien ne signale qu’on est au front. Embusquées dans les replis, voilées par les haies, les lignes d’arbres, nos troupes sont invisibles. Soissons est là, devant nous, dans sa ceinture verte. par-delà la rivière, sur la côte crayeuse et jaune, des fermes s’étagent… Nul bruit. Nous ne croirions jamais, si nous ne le savions, que l’ennemi fait face, tapi dans ces carrières dont à la lorgnette nous voyons l’entrée, dans ces tranchées dont on distingue la ligne terreuse. Pas plus que nous ne croirions que ces jolies routes, que nous venons de suivre, les Boches y précipitaient leur retraite, il y a trois semaines, semant derrière eux, avec leurs munitions, des milliers de