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bouteilles. Hélas ! le chapelet des tombes, à chaque pas, nous le rappelle.

Elles parsèment les prés, bossuent le sol, un peu partout. Sur certaines déjà l’herbe repousse, plus drue. Pauvres petits gas, qui étiez « de la classe, » et vous, et vous, et vous, Français de toutes les provinces, de tous les âges, de toutes les conditions, et qui par centaines dormez là où vous êtes tombés, on ne peut se résigner à l’idée que vous y allez pourrir, inconnus ! Ces corps que jamais on n’identifiera, et que toujours les parens pleureront, cette moisson d’hommes irréparablement fauchée en tant de coins de la terre française, cette immense perte éparse, — il faut se dire, — pour que ces fiers mots : la nécessité, la gloire nous consolent, — il faut se dire qu’une telle mort est de la survie. Elle a reconquis, pied à pied, le sol natal, elle libère, elle libérera la France ! Et pas seulement la France. Mais ces autres mots où bat le cœur des plus hautes idées, le droit, la justice, le progrès, tout ce qui vaut qu’après le père, l’enfant grandisse…


Soissons. Une ville déserte ; l’abandon et la ruine. Partout des maisons effondrées, toits crevés, façades trouées, fenêtres arrachées. Autour de l’hôtel du Lion Rouge, — où nous garons l’auto, — l’obus a particulièrement sévi. Il y a des murs pareils à des écumoires, des devantures de tôle zébrées, criblées, à l’emporte-pièce. D’énormes trous creusent la chaussée ; les trottoirs sont barrés de décombres. La caserne est à demi détruite ; à côté, cinq squelettes de maisons se suivent, noirs d’incendie. Le grand séminaire, la poste ont servi de cibles. La belle chapelle latérale de la cathédrale est atteinte. Quant à la délicieuse église de Saint-Jean-des-Vignes, — ruine qui déjà avait connu le ravage de 1870, — elle a perdu la pointe d’une de ses flèches, l’autre est dentelée de shrapnells…

On se demande pourquoi cette furie barbare. Soissons est ville ouverte. Sa caserne était vide. Nulle défense française n’a motivé le bombardement qui, chaque jour, et trois fois par jour, durant deux semaines, s’est acharné. De six à huit, de midi à deux heures, de cinq à sept. Joie d’outrager une des plus antiques cités de la Gaule ? Ou peut-être passaient-ils ainsi leur rage d’avoir reculé, fui ?… Nous pèlerinons à travers les rues