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elle. Et voici ce qu’ils révélèrent. Il y a une poésie naturelle qui flotte dans l’univers. Née de lui, elle existe en soi, qu’elle devienne ou non sensible aux hommes. Elle les pénètre d’autant mieux qu’ils sont plus proches de leur état premier, elle leur apparaît par le privilège de leur innocence, elle se voile d’autant plus à eux qu’ils s’écartent davantage de cette dignité morale. Cette poésie n’a pas d’auteur humain. Si une œuvre de l’intelligence a un créateur particulier et incontestable, c’est le signe que l’inspiration générale défaille et que la force spontanée de tous dégénère en l’effort d’un seul. Dès lors, la mission de ces novateurs fut de restituer à l’impersonnalité ce qu’ils admiraient. C’est alors qu’Homère cessa d’exister : l’Odyssée et l’Iliade ne furent plus qu’un agrégat des chants transmis par la plus antique Grèce aux générations successives, et antérieurs à toute écriture. De même traitèrent-ils le plus vaste monument de leur poésie primitive : la légende des Nibelungen. Comme il était trop invraisemblable que ce poème démesuré se fût révélé de lui-même à la multitude et se fut conservé intact dans sa mémoire, ils cherchèrent les raisons de disjoindre cette masse en vingt poèmes antérieurs à elle et chacun de ceux-ci en fragmens plus anciens encore et assez petits et simples pour être sortis de l’âme populaire. Ces adversaires de l’ouvrier humain, ces passionnés des œuvres qui se font toutes seules, ces dévots de la sensibilité collective et de l’intelligence universelle aidaient à une révolution plus grave qu’une querelle littéraire. Admettre que les poèmes primitifs attestaient, non la pensée d’un homme, mais l’âge d’une société, les entendre comme le chœur d’une génération était transformer l’importance des comparaisons entre eux. Les témoignages que l’humanité rendait d’elle-même dans ses différens berceaux pouvaient tourner au profit de la thèse favorite que, plus la société est ancienne, plus l’homme est intact. On constata que toutes les enfances se ressemblent, que toutes expriment les mêmes instincts où il n’y a pas de perversité. On triompha de ces similitudes pour conclure plus fortement que jamais à la bonté native de la nature humaine.

Tant que la découverte demeura germanique, elle s’étendit sur place, pâte lourde et épaisse à laquelle manquait le levain. Le levain y fut jeté par les frères Grimm, Allemands aussi, naturalisés en France par la philosophie, assez complexes pour se