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émotions se succèdent avec les jours et grandissent avec les événemens, plus étendues ; et, comme les parties d’un tout qui se rejoignent, les chants distincts finissent par s’unir en épopées héroïques. Les peuples qui les ont laissées, les ont conçues à des âges divers de leur existence primitive : mais elles sont la voix d’une seule révélation. Les légendes les plus brèves contiennent en puissance les épopées auxquelles les sujets manquent encore, les épopées sont le développement des visions les plus anciennes. Peu importe que les épopées soient le premier témoignage fourni par certains peuples de leur ancienne âme, et qu’ils les aient écrites après plusieurs siècles de vie : même les plus récentes sont la fleur tardive, mais certaine, de la plus primitif poésie. Toute épopée suppose des essais antérieurs à elle, elle est « la réunion, la fusion, en un tout régulier et complet, de chants populaires ou nationaux plus anciens, composés isolément[1]. » À ces chants premiers et fragmentaires Fauriel assigna donc deux caractères qui étaient comme leur double loi. Ces chants étaient divers par les événemens dont ils gardaient le souvenir et identiques par la sensibilité dont ils étaient l’expression. Les faits racontés fixaient la date de la poésie primitive, car c’est au moment où ils s’accomplissaient qu’ils avaient exercé leur plus grande puissance sur l’esprit de la foule, et qu’elle n’avait pu retenir le cri spontané de sa terreur, de sa colère ou de son admiration : les chants étaient contemporains des événemens qu’ils chantaient. La sensibilité toujours la même dont ils perpétuaient les témoignages successifs avait son origine à l’origine même de chaque peuple : car c’est alors que les hommes plus semblables, plus simples, plus purs, avaient reçu dans sa plénitude le don d’émotion, plus tard émoussé par l’usure de leurs vertus premières, et destiné à disparaître quand ils les auraient perdues.

Les règles ainsi posées, Fauriel les appliqua aux seuls monumens de notre poésie primitive, aux chansons de geste. Toutes célébraient des actes et des hommes contemporains de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, de Chilpéric, de Clovis, et les plus anciennes avaient été écrites au XIe siècle. Si ces faits et ces personnages avaient laissé inattentive la foule qui les voyait, les touchait au temps des premières dynasties, comment

  1. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, I, p. 283.