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germaniques a-t-elle sur Polyphème et sur Goliath ? Et si l’on ne peut donner un nom à une épée et à un cheval sans devenir client de l’Allemagne, Pégase serait-il un pur-sang de Mecklembourg ? Et sur Bucéphale si l’Allemagne prétend à quelque droit, c’est avec Alexandre qu’elle va se faire des affaires. La sagacité de M. Bédier concluait. Il y a pour l’intelligence humaine un domaine public dont l’usage ne confère à personne un droit d’appropriation : si nos chansons de geste avaient puisé dans ce fonds commun, elles avaient pu, même postérieures aux poèmes germaniques, leur être ressemblantes sans s’inspirer d’eux. Si la priorité de date dans l’emploi des « thèmes, types et particularités épisodiques » confère un droit d’invention, l’Allemagne eût-elle précédé la France dans leur usage, les avait empruntés eux-mêmes à des traditions étrangères et antérieures, et elle ne pouvait rien réclamer à la France sans redevoir à toute l’antiquité. Bien plus, la France échappait au soupçon même de copie : car la brutalité des dates mettait hors de doute que les Nibelungen avaient été écrits après les chansons de geste. Comment l’œuvre la plus récente eût-elle inspiré la plus ancienne ?

À cette science qui depuis longtemps passait partout d’autorité, M. Bédier avait demandé ses papiers. Elle n’en possédait pas. Elle n’était qu’une hypothèse, et de cette hypothèse M. Bédier apercevait surtout l’invraisemblance. Invraisemblance qu’aux XIe et XIIe siècles, à l’heure même où notre société s’échappait de la barbarie par une spontanéité si universelle et fondait avec une jeunesse si novatrice la langue et les institutions de son avenir, elle eût été assez inféconde d’esprit et vide d’imagination pour chercher les modèles de sa littérature dans les pauvretés vieillies de dialectes inachevés et de mœurs grossières. Invraisemblance qu’une race comme était alors la nôtre, si fière de sa personnalité, si jalouse de son autonomie, ait, au moment où elle se sauvegardait contre la domination étrangère et déjà s’étendait hors de ses frontières par le rayonnement de la pensée, emprunté les songes, les visions, l’idéal d’une autre race. Force était de l’avouer, notre érudition moderne avait été victime d’une aptitude très française : l’art et la hâte de conclure. Elle avait vécu sur les conséquences logiques d’une idée admise avant d’avoir été vérifiée, et toute l’œuvre n’était qu’un postulat.

Mis en garde contre les théories préconçues, M. Bédier résolut de demander des certitudes aux faits seuls et d’attendre