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généreux, le plus héroïque des pèlerinages. Les multitudes qui, dans notre pays, ne peuvent prendre la croix, sont plus tentées de piétés compensatoires ; par migrations continues elles s’avancent, le bourdon à la main, vers l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne, et y portent une ferveur de croisade. À cette ferveur Charlemagne doit un renouveau soudain de sa gloire, comme adversaire des païens et soldat du Christ. La tâche qui occupa seulement une part de sa pensée et sa vie, devient aux yeux simplificateurs des foules son unique sollicitude et toute sa grandeur. C’est avec la même prévention qu’elles transfigurent tous les morts vénérables qu’elles visitent au passage sur leur route. Elles ne croiraient plus qu’ils méritent un hommage et qu’elles le rendent, si elles n’honoraient en eux les héros d’un combat contre l’infidèle. Une image nouvelle se superpose à l’existence qui fut la leur. De tous elles font des croisés, elles ne peuvent plus se les représenter qu’associés, confondus dans une action unique et magnanime, elles les assignent comme compagnons et auxiliaires au grand souverain de l’apostolat. Cet enthousiasme aspire comme à la vérité à des fictions plus belles que les faits.

Le peuple est un poète muet. Son imagination pressent des beautés qu’il n’exprime pas, mais, quand il souffre trop de son silence, son infirme fécondité enfante et inspire des interprètes. Or, dans le peuple d’alors quelques-uns devenaient capables de dire ce que tous voulaient entendre. Parmi les plus dépourvus de ressources, de notoriété, d’importance, certains déjà avaient senti que de toutes les détresses les plus dures sont les indigences de l’esprit, c’est à elles qu’ils voulaient échapper. Le savoir était alors un bien d’Eglise, elle avait la charité de celui-là comme de ses autres richesses et nourrissait les pauvres qui avaient faim d’intelligence. Elle leur enseignait le latin, leur apprenait à lire les manuscrits qui rendaient présent le passé, et les accoutumait à tout voir d’un regard religieux. Ils recevaient ces leçons dans une âme à la fois docile et créatrice ; la jeunesse de leurs facultés débordait la véritable mesure des choses et la fidélité de leur mémoire n’osait contredire la puissance de leur imagination. Tout ce qui tombe en eux y germe. Ce qu’ils ont appris dans le langage des doctes, ils ont l’impatience de le transmettre aux ignorans par la langue de tous, la langue dont ils sentent errer sur leurs lèvres la forme prochaine. La familiarité des clercs descend affectueusement sur ces écoliers.