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parvenir par l’analyse aux synthèses, de reconnaître, dans la multitude des faits et leurs contradictions éparses, les lois générales et leur ordre a été mis en surveillance comme une imagination suspecte, en traitement comme une maladie, opéré comme une excroissance maligne. L’œuvre intellectuelle a été réduite à un mouvement tout matériel de recherches, à une sollicitude matérialiste et exclusive pour les pièces, les expériences, les statistiques, les inventaires. Elle a mis toutes ses forces dans cette puissance de dénombremens, son attrait dans la manie de collectionner, et son repos dans l’inaptitude à pousser plus loin sa curiosité. La possession des détails a été présentée comme un tout qui se suffit à lui-même ; sous leur masse, l’esprit de comparaison, de jugement, est demeuré pris et étouffé, et la science s’est transformée en une érudition qui ne cesse pas d’entasser, ne parvient pas à conclure, et en un pédantisme qui s’enorgueillit de craindre les idées.

Et pourtant, cette prétention d’échapper aux partis pris des idées est pour les disciples de l’intellect allemand une illusion, car ils entrent en prisonniers dans un monde de l’intelligence où une idée règne en maîtresse absolue, et des idées la plus humiliante. C’est la force brutale qui a commencé et qui soutient toute la puissance même intellectuelle de l’Allemagne. Détenir la force lui a paru de plus en plus son premier devoir envers elle-même, la loi de sa conservation. Appliquer la force lui a paru de plus en plus la loi simple de ses rapports avec les autres. Adorer la force qui, en assurant à l’Allemagne la domination, établit l’ordre dans l’univers était le terme. Bien avant que ses intellectuels aient invoqué la force comme leur conscience, la force était, chez elle, le mot suprême de la philosophie, de la morale, de la politique, de l’histoire, de l’imagination et même de la poésie. L’on ne saurait se mettre à l’école sans apprendre la principale leçon du maître, et quand on affirme la supériorité d’une culture, comment se refuser à l’idée essentielle de cette culture ? La dévotion de ces Français à l’Allemagne faisait d’eux, bon gré mal gré, des infidèles à la France, car la tradition, l’honneur, le génie même de la France est d’aimer des forces supérieures à la force.

Les archéologues de notre langue semblaient les plus excusables parmi les tributaires de l’hégémonie allemande : cette Allemagne primitive différait moins de la France que l’Allemagne