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Phocée (un millier environ) sont parqués dans le petit quartier qu’ils se sont réservé jusqu’ici et d’où aucun écho ne nous arrive. Les rues sont teintes de sang, maculées par les débris du saccage. La fumée monte encore, avec quelques flammes, des maisons incendiées.

J’erre seul dans la ville désolée, une immense tristesse m’accable. Je passe devant les seuils hospitaliers, où tant de mains amies ont serré les miennes. C’est ici que je prenais souvent, le matin, en devisant gaiement, un verre de lait frais. Sur cette petite place, qu’entourent les coquettes maisons ornées de fleurs, les enfans gambadaient en jouant ; je leur jetais des cerises et leur distribuais des bonbons. Devant cette porte éventrée, je rencontrais souvent ce petit garçon aux grands yeux noirs, à la chevelure blonde que je caressais doucement. Là, une femme jeune et belle, un collier de sequins autour de son cou ambré, allaitait son marmot ; elle me contait l’isolement où la guerre l’avait mise ; est-elle aux mains des ravisseurs, pleure-t-elle dans l’exil, ou dort-elle, après une lutte sauvage, dans l’éternel repos des choses ?

Le bruit de mes pas résonne seul dans le vide et le morne silence. Des sanglots me prennent à la gorge, des larmes me montent aux yeux, le désespoir des grands deuils me serre le cœur.


IV. — LA CROIX ROUGE. — A LA NOUVELLE PHOCÉE, A MYT1LÈNE. — RETOUR A PHOCÉE, J’EN SUIS CHASSÉ. — LA VISITE DES DROGMANS DES AMBASSADES, LA MISE EN SCÈNE. — ENVOI D’ÉMIGRÉS TURCS DE MACÉDOINE.

Mais il faut rentrer dans l’action, repousser le passé derrière moi. Je laisse mes trois compagnons et, le 14, je rejoins Smyrne pour y propager l’alarme et jeter mon appel à l’Europe indifférente. J’y trouve le plus chaleureux accueil des Grecs ottomans et de toute la colonie étrangère. Le 18, je pars sur un remorqueur de M. Guiffray, chargé de pain et de vivres ; nous hissons le pavillon français et celui de la Croix Rouge, fabriqué au moyen d’une serviette et d’un morceau de toile rouge ; nous longeons la côte, depuis Panhaghia Bournou jusqu’à la nouvelle Phocée, recueillant des épaves humaines, distribuant des secours. Je touche à l’ancienne Phocée, où mes compagnons me mettent au courant de ce qui s’est passé depuis mon départ. Puis je