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même au-delà, de son berceau jusqu’à sa tombe, dans sa vie comme dans ses pensées et dans ses affections, il y a pour ainsi dire certains traits ou certains élémens que nous avons le droit de reprendre à nos adversaires et de restituer à nos amis.

L’ouvrage que nous venons de lire et qui forme deux gros volumes, est un recueil considérable, et peut-être jusqu’ici le plus important en son genre, de souvenirs beethoveniens. Pour composer un aussi copieux répertoire, pour mener à bien une aussi vaste enquête, l’éditeur n’a pas fait appel à moins de cent quarante témoins, tous contemporains, cela va sans dire, et tous oculaires. D’où l’impression de vivacité et de vie que donne et laisse une pareille lecture. Impression également très diverse, grâce à la variété même des aspects ou des poses que prend devant nous, vivant et mourant aussi, l’illustre modèle. Il nous apparaît, identique et changeant, suivant l’âge, les circonstances, les dispositions extérieures ou intérieures, en une série de portraits, croquis ou silhouettes. Parmi tant d’images, et qui passent vite, essayons d’en retenir, un moment, quelques-unes. La vision, même sommaire, d’un Beethoven, est de celles qu’en tout temps, pour l’esprit et pour l’âme, il est bon d’évoquer.

Du temps que Beethoven était enfant, il y avait à Bonn un personnage bizarre, un musicien, nommé Stommb, et que la musique, dit-on, avait rendu fou. Toujours silencieux, il errait par la ville, tenant de la main droite un bâton de mesure et, de la gauche, un rouleau de musique. Souvent il entrait dans la maison où logeait la famille Beethoven. Il s’arrêtait au rez-de-chaussée et, sans prononcer une parole, en regardant le plafond, il frappait son rouleau de son bâton, comme pour signifier que la musique avait là-haut son royaume. Là-haut, un petit garçon au visage sombre, aux cheveux noirs, aux yeux étincelans, déjà rêveur et même un peu farouche, improvisait tantôt sur le violon, tantôt sur le piano. Son père s’en irritait : « Voyons, lui criait-il, as-tu bientôt fini de gratter ainsi ? Prends ta musique, ou je te donne un soufflet. » Mais l’enfant, continuant de jouer, sans musique, levait les yeux vers son père et lui disait : « Écoute ! c’est pourtant beau. » D’autres fois, il passait de longs momens à sa fenêtre, la tête dans ses mains, et quand, de l’autre côté de la cour, une petite voisine lui demandait : « Eh bien ! Ludwig, comment cela va-t-il ? » il tardait à répondre et répondait enfin : « Pardon ! mais j’avais de si belles, de si profondes pensées ! »

Il travaillait à ses heures, à moins que ce ne fût à des heures que ses maîtres d’alors choisissaient quelquefois étrangement. L’un d’eux