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Je me hâte de dire que le « petit peuple » dont Treitschke réclamait ainsi la suppression était le grand-duché de Luxembourg ; et l’on sait que, faute d’avoir obtenu naguère cette suppression, l’Allemagne ne s’est pas fait scrupule, il y a quatre mois, d’agir envers la neutralité du Luxembourg exactement comme elle agissait envers celle de la Belgique. Mais est-ce que toute la teneur de l’article ne pourrait pas s’appliquer, presque pareillement, à la Belgique elle-même, ou bien encore à la Suisse ou à la Hollande, et est-ce que, — malgré toute la différence qui sépare du « gentilhomme » Treitschke les Allemands d’aujourd’hui, profondément plongés dans un « bas matérialisme » où « les considérations idéales ne trouvent plus d’écho, » — est-ce que les Ostwald et les Lasson n’ont pas le droit de regarder comme leur légitime devancier l’un des meilleurs écrivains qu’ait produits leur pays depuis un demi-siècle ?

Oui vraiment, sans l’ombre d’un doute, le descendant des Terzky a bien été, — avec le descendant prétendu des fabuleux Nietzky, — l’un des maîtres spirituels de la nouvelle génération allemande. C’est sous son influence directe, au lendemain de l’heureux « coup de chance » d’il y a quarante-quatre ans, que les Allemands ont commencé à s’enivrer de l’orgueil monstrueux qui, dorénavant, ne devait plus cesser de corrompre chez eux toutes les sources de la vie intellectuelle et morale, — pour les faire enfin aboutir à la triste déchéance dont j’ai montré ici, ces mois passés, tant d’exemples divers ! Et cependant nulle part, peut-être, la profondeur de cette déchéance ne nous apparaît plus sensible que dans la comparaison de la figure individuelle du premier apôtre du « pangermanisme » avec celles de ses élèves et continuateurs.


Car c’est chose certaine que, malgré tout ce que la doctrine de Treitschke avait déjà d’étrange, — pour ne pas dire : d’odieux, — l’âme qui l’avait conçue se distinguait dès lors de tout son entourage par des qualités d’indépendance généreuse qui n’étaient pas sans lui valoir un mélange de surprise et de quelque méfiance. Ni les professeurs d’Heidelberg et de Berlin, ni les collègues de Treitschke au Parlement impérial ne pouvaient s’habituer à reconnaître l’un des leurs dans ce « gentilhomme slave » qui procédait à l’exposé de ses théories politiques avec toute l’ardeur d’un poète récitant ses vers. Non seulement ils se sentaient gênés par ce qu’ils devinaient en lui d’une origine étrangère, mais encore ils avaient vaguement l’impression que la pensée de ce professeur et de ce député se mouvait dans