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pelle une année où mon ami, M. Masqueray, examinateur à l’École, me disait au sortir d’une interrogation grecque : « C’est extraordinaire : ils semblent ne plus rien comprendre a l’héroïsme de Démosthène ! » Triste mode passagère ! Ils étaient revenus à Démosthène, comme aux idées de politique nationale et d’ordre social. Que d’intelligence et de sérieux avenir nous risquons contre la horde teutonne ! Les enjeux ne sont pas égaux.

Et derrière ces figures de jeunes gens studieux et réfléchis, j’en revois qui ont tout le charme indécis de la première adolescence, des enfans de treize et quatorze ans que j’ai connus jadis. Parmi les souvenirs qu’ils m’ont laissés, il en est un qui prend une singulière actualité, et qui a paru intéresser un soir quelques-uns de mes compagnons de route.

C’était dans la seconde quinzaine de juillet, à cette époque où, beaucoup d’élèves partis déjà pour la montagne ou la mer, les cours étaient aux trois quarts désorganisés. On m’annonça qu’un professeur allemand avait obtenu l’autorisation d’assister à ma classe. Je n’eus que le temps de rassembler mes derniers effectifs : « Attention, leur dis-je : voici l’ennemi. Ouvrez votre Virgile, au passage de la rencontre d’Énée et d’Andromaque. » Ah ! les braves petits ! Ils furent simplement merveilleux. J’en étais moi-même confondu. Il fallait voir de quel cœur ils y allaient ! Malicieusement, pour éblouir le philologue, ils insistaient sur les variantes du texte que leur indiquaient les notes de leur livre. Jamais ils n’avaient tant lu leurs notes. J’étais obligé de les modérer, car je redoutais les fantaisies d’une érudition si improvisée, et qu’au plaisir qu’ils y prenaient, notre hôte ne flairât un peu de mystification. Mais il n’y avait rien à craindre ! Puis ils commentèrent les vers divins du poète, et ils le firent gentiment, avec un esprit alerte et une habileté qui savait utiliser leurs moindres lectures. De l’Andromaque de Virgile, ils avaient passé à celle de Racine, et l’un d’eux, que ses parens menaient souvent au Théâtre Français, nous la décrivit sous les traits charmans de Mme Bartet. L’explication dura deux heures. En ce temps-là on ne jugeait pas l’intelligence d’un petit Français incapable de supporter une classe de deux heures. Le professeur allemand, barbe blonde et lorgnon d’or, qui n’était venu que pour une heure, ne partit qu’au roulement du tambour. Le lendemain matin, il se présentait chez