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EN EXTREME-ORIENT.

que la Russie se paierait sur le dos de l’Autriche, l’Allemagne sur le dos de la France, et que l’Angleterre, toujours pratique, rentrerait chez elle comme après une opération de bourse ratée. « Et la Belgique ? » lui disais-je. J’attendais là ce citoyen d’un État neutre qu’une neutralité violée aurait dû piquer au vif. Mais, pour lui, la Belgique n’aurait qu’à gagner en passant sous la domination de cette culture allemande dont il était aussi fier que de sa nationalité suisse. « Et puis, que voulez-vous ? C’est la guerre ! » Il ne broncha pas à la nouvelle du sac de Louvain.

L’affreuse nouvelle nous fut apportée à notre entrée dans le port de Singapore. J’entendis, avant de la connaître, comme un gémissement de colère. Ceux-là même à qui leur nationalité permettait d’affecter une indifférence, dont ils masquaient, sur ce paquebot anglo-japonais, leur penchant vers l’Allemagne, s’indignaient devant la réapparition de ces choses monstrueuses que l’on croyait à tout jamais impossibles et ensevelies dans les ténèbres d’un passé barbare. C’était donc à cela qu’aboutissait la culture allemande ! Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas traiter une Université étrangère comme une usine ou une manufacture concurrente ? Une personne s’écria : « C’est un coup prussien ! » Et cette même personne, qui connaissait fort bien l’Allemagne, nous disait que les plus basses atrocités de cette guerre seraient commises par des Bavarois, mais que les grands crimes contre la civilisation humaine seraient l’œuvre froidement mûrie de la science prussienne.

D’autres nouvelles nous attendaient à terre : elles semblaient dissimuler sous leur vague phraséologie une défaite, peut-être un désastre. Le Consul français n’avait appris que par les journaux anglais le remaniement de notre ministère. La presse se félicitait du retour de M. Delcassé aux Affaires étrangères et de M. Millerand à la Guerre ; mais elle ne disait rien de ce qui avait dû le motiver. Un des journaux que j’ouvris consacrait un article à l’anniversaire de Sedan. Je le rejetai. J’avais comme l’impression qu’on attendait mieux de la France. La population européenne ne cachait point son pessimisme : j’entends la population anglaise ; car de joyeux Allemands choquaient leurs verres dans des tavernes. C’était comme à Hong-Kong. Le Gouvernement civil en avait déporté quelques-uns sur une île de la côte : je rencontrai même deux jeunes Belges qui, arrivés de Java pour s’engager, demandaient leur agent