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Lady Dudley a décidément de la grâce et de la physionomie. M. Fox était chez elle, quand nous y sommes arrivées, mais un peu plus froid, il me semble, que de coutume. J’ai eu l’impression, peut-être fausse, que les rapports de la Reine avec lord Holland ne s’établissent pas bien.

Le Prince, toujours mal portant et mélancolique, est resté seul un instant avec moi le soir, entre l’heure du dîner et celle du spectacle. Il m’a conté un de ces chagrins d’enfance, dont le souvenir reste longtemps vivace et qui mériteraient peut-être d’être plaints autant que ceux de la jeunesse ou de l’âge mûr. Il avait douze ans, il était épris d’une de ses voisines, dont il avait tracé le nom sur une plate-bande, en semant des graines de cresson. M. Le Bas bouleversa tout ce travail d’un coup de pioche ; il n’en fallut pas davantage pour faire concevoir à l’enfant des pressentimens sombres au sujet des femmes et une sorte d’appréhension du rôle qu’elles joueraient dans sa destinée.

Il est bientôt sorti pour aller voir à Covent-Garden la pièce de Franconi sur l’Empereur. Tous les Napoléon des théâtres de Paris émigrent en ce moment sur les bords de la Tamise. Celui pour lequel le Prince avait pris son billet se joue avec tous les décors et costumes de la Porte-Saint-Martin, et, dit-on, avec le chapeau même de l’Empereur, chapeau que l’acteur a pris l’engagement de renvoyer à Paris après les représentations. Le théâtre d’Astley a monté le Napoléon du Cirque. Le théâtre de Surrey donne celui du Vaudeville. Le théâtre de Drury Lane-en prépare un autre.

Restée seule avec la Reine, notre souci commun de la santé du Prince nous a fait longtemps déraisonner médecine. Nous ne concevons pas comment un régime de bains et de purgations peut séparer la bile du sang dans une jaunisse. Le médecin promet une guérison entière ; mais, après une année aussi mouvementée, il faut craindre pour le malade l’ennui et la solitude d’Arenenberg. La Reine m’invite à le faire causer ; elle croit qu’il faudrait lui trouver un compagnon, qui partagerait avec nous îles longues heures des journées d’hiver. Elle parle d’inviter chez elle le peintre Cottreau, et je m’abstiens de dire là-dessus tout ce que je pense, mais j’ai su par M. Vescovali qu’à Rome, on avait jasé sur ce beau jeune homme et qu’il n’est pas bon pour la Reine de le recevoir dans l’intimité.