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d’arrêter le mouvement. On pourrait écrire un volume et des plus suggestifs sous ce titre : « les lois mortes, » où l’on verrait, ensevelies pêle-mêle, dans la même poussière, les plus creuses, rêveries, les utopies les plus fausses et parfois les idées les plus justes et les plus généreuses : il leur a manqué pour vivre simplement ceci : le consentement de ceux pour qui elles avaient été conçues.

Or, ce qu’il y a de caractéristique et de consolant dans la crise actuelle, c’est qu’elle a étouffé les mauvais sentimens qui, soit en haut, soit en bas de l’échelle sociale, se rebellent contre l’idée de justice et opposent un obstacle insurmontable aux meilleures réformes. Ces sentimens, nous ne les connaissons que trop : c’est, en haut, l’égoïsme et l’indifférence ; en bas, la haine et l’envie. Inutile d’insister, n’est-ce pas ? ces quatre mots résument bien et expliquent l’histoire des luttes stériles et des convulsions des peuples à la poursuite de l’idéal de justice. Eh bien ! à la minute où nous vivons, minute peut-être unique dans nos annales, nous voyons abdiquer les égoïsmes les plus endurcis et désarmer les haines les plus tenaces et, par-là même, disparait le plus gros obstacle au progrès social. Qui donc oserait parler aujourd’hui de guerre de classes ? Ces mots ne nous révoltent même plus, car ils n’ont plus de sens à l’heure où le riche et le pauvre, fraternellement unis, soumis aux mêmes privations et aux mêmes dangers, luttent contre l’ennemi qui attire toutes leurs colères et absorbe toute leur faculté de haïr. Les chefs du socialisme français doivent reconnaître l’erreur qu’ils ont commise en cherchant leur point d’appui à l’étranger : ils sentent qu’à tout jamais les liens qui les unissaient à ces faux frères du dehors sont brisés, et ils s’en consolent sans doute en songeant qu’il sera plus naturel et plus facile de s’entendre avec leurs frères de France, avec ces frères qu’ils considéraient comme ennemis, parce qu’ils les jugeaient mal et qui, peut-être, ne se connaissaient pas bien eux-mêmes. Voyez ces riches qui, hier encore, accueillaient avec une méfiance chagrine toute réforme pouvant menacer, même légèrement, leurs intérêts ; quel changement dans leurs préoccupations ! quelle révolution dans leur mentalité ! Beaucoup, qui ont passé ces dernières années à trembler en prévision de la moindre atteinte qui pourrait être portée à leurs revenus, ont vu, sans une plainte sinon sans un regret, sombrer une