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jeune général en chef, il vola vers la victoire comme l’aigle vers la lumière ; elles ne pouvaient pas lui porter malheur aujourd’hui et ensevelir à jamais sa fortune. Les ovations des paysans, qui le suivent depuis La Mure, lui rendent confiance. Cette fois encore, il triompherait.

Sa rêverie est interrompue par le retour des lanciers polonais d’avant-garde qui viennent signaler que le bataillon de Grenoble est massé devant le village de Laffrey, appuyant sa droite à la montagne, sa gauche au ruisseau qui sort du lac : il est impossible de passer sans livrer bataille. Napoléon quitte sa voiture, monte à cheval et, suivi des grenadiers et des lanciers, se dirige vers l’ennemi. Arrivé à une portée de fusil environ, il fait entrer sa petite troupe dans la prairie et met pied à terre. Il examine à la lorgnette les soldats qui ont mission de le ramener mort ou vivant. Plusieurs témoins de la scène rapportent qu’il était très agité et fort indécis. Minutes angoissantes, s’il en fut jamais !

Après avoir dépouillé d’abondans documens et, notamment, aux archives du ministère de la Guerre, les pièces des procès intentés, sous Louis XVIII, aux officiers qui trahirent la monarchie pour Napoléon, Henry Houssaye a écrit un récit détaillé de la rencontre de Laffrey. Il a également utilisé la plupart des nombreuses brochures locales qui racontent cette journée du mardi 7 mars 1815. Je me suis amusé à en parcourir quelques-unes, entre autres celle de Berriat-Saint-Prix. L’auteur, qui fut ensuite doyen de la faculté de droit de Paris et membre de l’Institut, était alors jeune professeur à Grenoble ; il eut l’honneur d’avoir, à l’hôtel des Trois-Dauphins, une audience de Napoléon qui l’éblouit, — le mot n’est pas trop fort, — par ses connaissances de la procédure civile. « L’appréciation de cette matière ingrate et obscure, dit l’éditeur de la brochure, au cours d’une entreprise si aventureuse et avec une si grande liberté d’esprit, l’avait pénétré d’admiration. Au bout de trente ans, il en parlait encore avec enthousiasme. » Berriat-Saint-Prix rédigea aussitôt une histoire du passage de Napoléon à Laffrey et à Grenoble ; mais, mise de côté au moment de ; Waterloo, elle ne fut publiée qu’après sa mort, en 1861. L’exorde pompeux est tel qu’on l’attend d’un professeur de droit au début