Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

put être, qu’il avait commencé l’impression, qu’il la finirait.

« Quand je vis que j’avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l’excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l’autorité, je me souvins que V. M. dit, dans un des chapitres de l’Antimachiavel, qu’il est permis d’employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit. « Très volontiers, monsieur, me dit-il ; si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille : vous corrigerez ce qu’il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »

« J’acceptai son offre cordiale ; j’allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu’il reprenait à mesure, et qu’il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par-là un peu moins de défiance, j’ai retourné aujourd’hui dans la même prison, où il m’a enfermé de même, et, ayant obtenu six chapitres à la fois pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j’ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias, et des coq-à-l’âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s’appelle faire sauter son vaisseau en l’air pour n’être point pris par l’ennemi. J’étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage, mais enfin j’obéissais au roi que j’idolâtre, et je vous réponds que j’y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent, et confondu ? C’est mon vilain. J’espère demain faire avec lui un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé ; et je continuerai à rendre compte à V. M. »

Avant la fin du mois, Voltaire redouble :

« J’ai passé cette journée à consulter des avocats et à faire traiter sous-main avec van Duren. J’ai été procureur et négociateur. Je commence à croire que je viendrai à bout de lui ; ainsi de deux choses l’une : ou l’ouvrage sera supprimé à jamais ou il paraîtra d’une manière entièrement digne de son auteur.

« Que V. M. soit sûre que je resterai ici, qu’elle sera entièrement satisfaite, ou que je mourrai de douleur. Divin Marc-Aurèle, pardonnez à ma tendresse. »

Frédéric se serait-il fâché ? En ce cas, il s’apaise vite, et s’accoutume à la « gloire de papier » qui lui est promise, car il consent dès le 5 août :