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âme en pâtira-t-elle ? Ce n’est pas affaire à moi, ton conseiller, mais affaire à ton confesseur. Et si tu sais ce qu’est la politique, si tu es sage, ai tu es fort, si tu es le Prince, tu feras appeler ton conseiller avant, et tu ne feras appeler ton confesseur qu’après. Voilà la pure essence de la doctrine machiavélique, qui, pour user d’une formule devenue banale, n’est pas immorale, n’est pas morale, est amorale : la politique est une géométrie. » Voilà pourquoi aussi, lorsqu’il fit l’Allemagne, Bismarck, mais d’abord Frédéric, quand il fit la Prusse, furent de grands machiavélistes. On se rappelle le trait aigu de Voltaire, dans ses Mémoires, alors qu’en dix-neuf ans de règne, le Roi avait déjà pu se faire connaître à ses actes : « Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. » Le fin du fin du machiavélisme, pour un prince de la qualité de celui-ci, aurait donc été d’écrire l’Antimachiavel. Mais sachons « dater nos justices, » suivant le précepte de Michelet. Nous parlons de 1740, et Frédéric vécut jusqu’en 1786. L’annexion de la Silésie est de 1744, le partage de la Pologne est de 1772. Antimachiavéliste et machiavéliste tour à tour ; antimachiavéliste comme prince, machiavéliste comme roi ; antimachiavéliste comme philosophe, machiavéliste comme chef d’Etat ; — machiavéliste bien plus souvent, bien plus profondément, bien plus spontanément qu’antimachiavéliste ; — le contraire absolu de lui-même dans son livre et dans sa vie, — il s’acquitta magistralement de réfuter sa réfutation..


CHARLES BENOIST.