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Elit a écrit ces vers qui représentent exactement son sentiment :


Je vois d’algues et de fange ta barque si chargée,
Pierre, que si quelque vague
Du dehors l’assaille et l’environne,
Elle pourrait chavirer et courir grand danger.


Le chagrin de son veuvage et son penchant naturel l’avaient jetée dans la piété, mais elle ne pratiquait pas cette dévotion étroite et réduite aux formes extérieures dont se contentaient tant d’autres de ses contemporaines ; elle avait un sentiment trop grand des choses de la religion pour ne pas aspirer plus haut ; ce n’est pas à dire toutefois qu’elle ne se crût obligée à certaines austérités pour appuyer et affermir sa foi ; son ami le cardinal Polo dut l’empêcher d’exagérer les macérations, car elle avait fini, comme il le lui disait, par n’avoir plus que « la peau sur les os. » Cependant son intelligence, qui était des plus vives, la portait à examiner sur quels fondemens reposaient les vérités qu’enseigne l’Eglise, et elle prenait plaisir à s’entretenir avec ceux qui s’occupaient à approfondir ces questions. Le cardinal Polo lui disait bien souvent qu’il ne fallait pas se laisser entraîner à vouloir pénétrer les mystères de la foi et qu’elle devait « se renfermer dans les limites qui convenaient à son sexe. » Mais cette incuriosité lui était insupportable et d’autre part son souci de voir l’Eglise forte, la portait à se rapprocher de ceux qui s’efforçaient d’en réformer les imperfections ; elle se lia donc avec les novateurs. Vingt-cinq ans plus tard, Carnesecchi était encore sous le charme des entretiens que cette femme supérieure se plaisait à avoir touchant la grâce, la prédestination, l’humilité, « base de toute vertu, » la Providence. Ochino l’avait intéressée à l’ordre des capucins que le Saint-Siège menaçait à cause de leurs doctrines ; elle s’en fit la protectrice et la conseillère. Au besoin, elle intervenait dans leurs querelles intérieures ; il arriva que deux candidats se trouvèrent en présence pour les fonctions de vicaire général, l’un soutenu par la Cour de Rome, l’autre représentant les tendances indépendantes qui animaient la majeure partie des membres de l’ordre ; le Pape nomma l’un, Vittoria soutint l’autre ; après bien des élections contestées, des décisions chapitrales annulées, ce fut celui-ci qui l’emporta. Vittoria était persuadée que, si l’on traitait les capucins de luthériens, c’est qu’ils « prêchaient sur la