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pas un soir de ces vingt-quatre années sans avoir pieusement noté tout ce que le Roi lui avait dit, même les injures. Le grand Frédéric peint par Henri de Catt, c’est donc le grand Frédéric peint par lui-même. Or, j’ai jeté en notes, au courant d’une rapide lecture : « Propos cyniques, souvent orduriers ; — manque absolu de sincérité ; — cabotinage littéraire ; — il la fait au suicide (pardon pour cet argot qui seul traduit exactement l’impression ressentie) ; — railleur cruel, a besoin d’humilier et de faire souffrir. » Un jour d’avril 1758, il fit appeler le capitaine Guichard, sa victime de prédilection, qui entra : « Avez-vous vu, monsieur, les travaux faits du siège ? — Non, pas encore, sire, je les verrai demain. — Mais, monsieur le capitaine, il ne faut jamais renvoyer à voir demain ce que l’on peut voir la veille ; pour un nouveau débarqué, vous avez bien peu de curiosité, monsieur le capitaine. » Le Roi appelle ses gens. Entre alors un grenadier du premier bataillon, qui met, dans la chambre du Roi, sans dire mot, tout l’attirail d’un soldat. Le grenadier se retire. « Vous m’avez dit à Grüssau qu’un soldat romain portait bien plus que les nôtres ; comme il ne faut pas décider à la légère, j’ai fait apporter ici tout l’attirail d’un soldat prussien, pour que vous vous convainquiez vous-même si votre décision est juste. »

« J’étais inquiet pour le pauvre capitaine, que je croyais bien qu’on allait persifler. En effet, le Roi le plaça au milieu de la chambre, le fit tenir comme un soldat que l’on dresse, lui releva le menton, lui mit le chapeau comme il devait être, le lui enfonçant bien dans la tête, le ceignit du sabre, lui mit la giberne où il y avait soixante cartouches, le havresac, lui donna le fusil, en le lui faisant tenir comme il fallait. Après avoir ainsi affublé le capitaine, Sa Majesté lui dit d’un ton riant : « Il faut convenir que vous êtes bien, vous m’avez vraiment l’air d’un soldat prussien, vous verrez que vous le préférerez à vos Romains ; n’est-ce pas, Catt, que le capitaine a l’air d’un vrai soudât, comme dit le marquis (d’Argens) ? »

« Je ne répondais point, le Roi put voir à mon visage que cette farce me peinait et pour celui qui la jouait et pour celui qui la faisait jouer.

« Mais vous ne riez pas ? me dit-il. — Non, Sire. — Et pourquoi ? — Parce que M. Guichard me paraît pâle. — Oh ! pâle, c’est du plaisir qu’il ressent de se voir comme un grand