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dans la maison de son père. François reste aux écoutes près de la fenêtre ; et il retient son souffle, pour mieux entendre. Un court silence, une grosse voix, un bruit de pas, des chaises bousculées, un tumulte. Et François tremble de colère humiliée… « Il aurait voulu se jeter sur cet homme, lui cracher au visage, le piétiner. Il regarda autour de lui, les poings crispés, avec l’envie du se venger sur quelque chose. A un cri plus sourd, n’y tenant plus, il ramassa de la neige, la pressa entre ses mains et en modela une poignée, pendant que ses yeux en pleurs furetaient aux deux bouts de la rue. Lorsqu’il l’eut bien durcie, il recula de deux pas et leva le bras pour la lancer dans les vitres qui abritaient son ennemi… » Mais un ivrogne sortit d’un cabaret, vociféra. Et François l’examina, de sorte qu’il fut un moment distrait de sa rancune. La boule de neige, ensuite, lui faisait une brûlure au bout des doigts. Il regarda ses doigts ; et il réfléchit. Il regarda la maison de Marie ; il écouta, n’entendit plus rien. Il hésita, conjectura que la scène était finie, que Marie était montée se coucher. Il se la figura, de grosses larmes sur les joues. Et il partit. Un peu plus loin, vers la rue Jean-d’Outremeuse, il jeta la boule de neige sur le cocher d’un fiacre qui passait… Tout cela n’est-il pas délicieux ? Quelle fine intelligence d’une âme puérile, de ses courtes ardeurs, de ses combats où elle est vaincue, de ses générosités, de ses velléités, qui la soulèvent, qui ne durent pas, qui se perdent soudain !… Le père de la petite Marie s’en alla ; il s’embaucha dans une escouade de mécaniciens, pour la Russie. Il emmenait Marie. Et François fut au désespoir. La Russie, il se la représentait, selon des gravures : un désert de neige, des traîneaux que poursuivent des loups ; et il devinait Marie dévorée par les bêtes sauvages dans une forêt où on l’avait abandonnée. Le jour du départ, il sanglota jusqu’au soir. Toute une semaine, il fut triste ; et il aimait sa tristesse : il n’en voulait pas être diverti. Dans sa couchette, il étouffait contre l’oreiller ses soupirs. Mais bientôt, il s’endormait. Puis il cessa de se rappeler Marie continuellement. Il l’oublia. Pour qu’il se souvînt d’elle, il eut besoin de prétextes et, mettons, de l’image de Cendrillon dans ses livres. Peu à peu, il ne sut guère la revoir en imagination.

François Rémy, à neuf ans, révèle son goût de la tendresse, et la mollesse de son âme, très vite émue, alarmée, sans résistance}, et toute dépourvue d’énergie : enfant, et si particulier ! Ses malheurs, il se les prépare avec incertitude, avec indifférence. Il ne sait pas.

Ses malheurs emplissent tout le roman, qui (je le disais) ne vaut pas, dans son développement minutieux et long, le prélude. Certes,