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le sein d’un ami. » Si Faust n’est pas encore un dieu, du moins il s’élève très au-dessus de l’humanité par sa « résolution puissante de tendre toujours et sans cesse vers l’existence la plus haute. » Nietzsche n’a rien inventé. Non seulement la psychologie de son surhomme est déjà dessinée à grands traits par Goethe, mais le mot même qui désigne l’homme des temps nouveaux, — Übermensch, — figure en toutes lettres dans le poème de Goethe.

Si Celui qui existait dès l’origine des temps, si Dieu agit sans cesse, le surhomme, son fils, se distinguera par l’action dévorante et perpétuelle, frénétique et anxieuse au début, calme et sûre d’elle-même par la suite, épanouie dans la plénitude d’une force, qui marche toujours du même pas réglé, et à qui rien ne résiste. Faust est brûlé par la fièvre de l’action. Il ne se repose jamais, ou presque jamais. C’est déjà l’activité épuisante, le surmenage infernal du germanisme d’aujourd’hui. A mesure qu’il avance vers le terme de sa vie, ses périodes de contemplation deviennent de plus en plus courtes et de plus en plus rares. S’il consent à prendre du loisir ou du divertissement, il faut que sa force monstrueuse y trouve son compte, qu’elle se déploie en apothéose dans des fêtes à sa taille. Fêtes colossales et quelque peu pédantes, fêtes où le plaisir sans mesure se tourne tout de suite en fatigue pesante, où la liesse sensuelle ne tarde pas à dégénérer en orgie grossière. Le soudard et le rustre reparaissent sous l’habit brodé du gentilhomme : « Tourbe poudrée, avec tes paillettes trompeuses ! Les voici qui viennent, ils viennent rudes, ils viennent bruts, d’un pas hardi, d’un élan brusque. Ils viennent tous, épais et forts !… » Les pieds des Faunes et des Satyres déguisés scandent ainsi le chant sauvage, dans la mascarade que Faust et Méphistophélès ont machinée pour l’Empereur. La réjouissance finit par une catastrophe. Tout s’écroule et flambe en un incendie général. Ainsi finissent d’habitude les plaisirs du docteur. Quand ce n’est pas le feu, c’est l’assassinat ou la bataille qui les termine. Tels les ivrognes de la taverne d’Auerbach, qui, après leurs buveries et leurs divagations joyeuses, se prennent par le nez et s’assomment entre eux.

Mais qu’importent les horions, les rixes, le sang versé et les ruines fumantes ! A travers heur et malheur, la grande affaire est de vivre : « Vivre, voilà le devoir, ne fût-ce qu’un instant ! »