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raffiner sur l’exécution ? Et pourquoi aussi s’embarrasser de vains scrupules ?

En dépit des railleries de Méphistophélès, il avoue son ambition : ceindre la couronne totale de l’humanité. D’abord être un homme comme tout le monde : jouir et souffrir, lever son verre avec l’ivrogne, être amoureux d’une grisette, comme le premier venu, faire toutes les folies d’un étudiant de Leipzig ou de Heidelberg. Après cela, ayant l’expérience des passions, il se rangera. Il se lancera dans les affaires, sera banquier, directeur de théâtre, littérateur, poète dramatique, occultiste et nécromancien. Puis les lauriers militaires le tenteront. Il s’improvisera général, gagnera une victoire, sauvera l’Empire et l’Empereur, deviendra Empereur lui-même, et, s’avisant un beau jour que l’avenir de son peuple est sur l’eau, s’assujettira la mer, les iles et les pays lointains. Enfin, il violera la neutralité d’un petit pays qui le gêne et qui est administré par deux sages vieillards, nommés Philémon et Baucis. Après ce bel exploit, il mourra de saisissement devant la splendeur et l’immensité de son œuvre. Ainsi, il aura été tout ce que l’on peut être, et même ce qu’il déteste le plus au monde : prédicant à l’occasion.

Par quel sortilège sa banale aventure avec Marguerite a-t-elle ravi l’immortalité ? Sans doute, il y faut ce charme, dont parle Renan, — le charme inexplicable du magicien barbare. Si l’amoureuse est touchante dans l’excès même de sa médiocrité, que le rôle de l’amant est piteux, en dehors de ses minutes d’exaltation sensuelle ou lyrique ! Méphistophélès ne se gêne pas pour le lui dire : « Vous voilà, comme s’il s’agissait de faire un cours, comme si vous aviez devant vous, en chair et on os, la Physique et la Métaphysique… Ah ! la robe du docteur vous tient au corps ! » Mais ce pédant est un homme pratique, rompu aux bonnes méthodes de son pays. Son égarement sentimental et voluptueux ne l’empêche pas de combiner très rationnellement la conquête de l’innocente Gretchen. La stratégie galante du docteur est calculée et organisée, comme l’investissement d’une place forte. Il est partisan, lui aussi, de l’offensive foudroyante. Tout est mis en œuvre pour amener la reddition de la pauvrette dans les vingt-quatre heures : traitement physique du barbon amoureux, cure de jeunesse et de beauté chez la sorcière, pression intensive par les cadeaux, recours à la