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auxquelles ils font largement honneur. Nous montrer des gens à table, est-ce bien pour cela que le théâtre a été inventé ? On mange et on boit dans cette nièce, et on n’y fait que manger et boire : c’est une pièce où il ne se passe rien. Les cerises du second acte sont de vraies cerises : le beau mérite, et le puissant intérêt pour remplacer cette ingénieuse combinaison d’événemens qui, servant de support à une curieuse étude de mœurs, constitue la pièce bien faite à la manière des maîtres de la scène qui sont Dumas fils, Emile Augier et Victorien Sardou !… Ainsi raisonnait-on entre habiles : on estimait généralement que la pièce n’était pas à sa place à la Comédie-Française et ne convenait pas à la dignité de notre première scène.

Le public, lui, ne raffine pas. Il est simpliste et les pièces assurées de lui plaire le plus longtemps sont justement les plus simples. Pièces ou romans, il ne leur demande que de lui redire, sous une forme à peine différente, une histoire toujours la même, puisqu’elle est l’éternelle histoire. Deux êtres attirés l’un vers l’autre et qui finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre, ne cherchez pas plus loin : il suffit d’adapter des paroles à peu près nouvelles à cet air le plus vieux qui soit au monde. Il faut croire d’ailleurs que ce n’est pas très facile, puisque si peu y réussissent. L’Ami Fritz est une idylle. C’est son charme et, puisque nous le reconnaissons, convenons aussi que cette idylle n’est pas des plus éthérées. M. Kobus est gourmand et, quand on a constaté qu’il est gourmand, on a fait le tour de sa psychologie. Il est bon, de cette bonté qui vient d’un bon estomac, et sujet à ces attendrissemens qu’engendre la digestion après un bon repas. C’est un vieux célibataire que guettent les infirmités, un épicurien que menace la goutte, rançon de la gourmandise. A quarante ans, pour peu qu’on sache son métier d’égoïste, on prend ses arrangemens en vue de la vieillesse qui s’annonce. On rêve de l’éternel féminin sous les espèces de la ménagère qui tiendra votre maison, et de l’infirmière qui soignera vos rhumatismes. M. Kobus, bourgeois cossu, rentier plus qu’à son aise, voit passer la fille de son fermier. Suzel, et la trouve gentille, car il ne faut pour cela que la voir passer et qu’avoir des yeux. Cette Suzel lui cuisine de petits plats qui lui font trouver bien du plaisir en sa compagnie : ainsi chez un gourmand l’amour lui-même doit naître de la gourmandise. Loin de Suzel, M. Kobus perd l’appétit : ainsi s’affirme cette étroite liaison qui existe chez lui entre le cœur et l’estomac. Ce qui jusqu’ici l’a détourné du mariage, c’est la crainte d’avoir à changer ses habitudes, et à réformer son laisser aller de célibataire. Avec la fille de son fermier, il est évident qu’il n’aura pas