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couru au bureau de recrutement. Alors, gloire à cet engagé de cinquante-huit ans qui a voulu montrer aux jeunes le chemin de l’héroïsme !


Pour sa réouverture, le théâtre Sarah-Bernhardt ne pouvait mieux choisir que l’Aiglon. Le beau drame de M. Edmond Rostand appartient à ce cycle napoléonien dont l’apparition dans notre littérature fut un des signes les moins contestables de notre relèvement. Meurtrie par la défaite, humiliée par le présent, l’âme française se tourna vers le passé le plus proche, pour y trouver des motifs de fierté et des raisons d’espérer. Elle se complut à évoquer les souvenirs de la grande époque où nos armées victorieuses avaient l’Europe pour champ de bataille. Les Mémoires sortaient des archives de famille, et toute la France tressaillait aux prouesses d’un Marbot. Les historiens dégageaient des erreurs et des fables la réalité plus belle que la légende. Albert Vandal disait l’avènement de Bonaparte et Henry Houssaye la fin de Napoléon. Frédéric Masson nous faisait entrer dans l’intimité du grand homme. Le théâtre s’en mêlait, depuis Sardou qui lui devait un de ses plus brillans succès, Madame Sans-Gêne, jusqu’aux fantaisistes du Chat Noir où Caran d’Ache profilait sur un écran d’ombres chinoises, baptisées françaises pour la circonstance, les silhouettes minuscules et grandioses de l’Epopée. Un courant si général est autre chose qu’une mode : il répond à un besoin de l’imagination. Nous nous reportions vers les souvenirs de gloire militaire, parce que nous ne pouvions rester sous l’impression déprimante de nos désastres. Après tout, ces temps n’étaient pas si anciens ; les soldats d’Austerlitz et d’Iéna étaient nos grands-parens : quelle apparence que les qualités de la race se fussent si vite et à jamais perdues ?

À son tour, M. Edmond Rostand allait être gagné à l’enchantement de cet héroïsme, lui qui déjà dans Cyrano avait jeté une note si claire et si vibrante, et déchiré les brumes septentrionales dont notre littérature était en train de s’enténébrer. C’est, je crois bien, sous la forme d’une étude psychologique que l’idée première de son drame lui apparut. Le duc de Reichstadt était pour lui un autre Hamlet, victime, comme le héros shakspearien, d’une destinée à laquelle la nature l’a fait inégal. Avoir en soi l’âme du plus grand conquérant et nôtre qu’un enfant souffreteux ! Si encore le contraste n’était qu’entre les aspirations de cette âme et l’insigne faiblesse de ce corps ! Mais au fond de lui-même, le fils de Napoléon et de Marie-Louise retrouve ce désaccord, ce déchirement, qui résulte de sa double origine. Son