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français : simplement, leur vie a pour eux moins de prix, un peu sous l’effet de leur certitude plus absolue d’une existence future, mais sans doute surtout sous l’effet de l’étrange fatalisme « oriental » que n’ont pu effacer, du fond de leurs cœurs, des siècles de foi chrétienne infiniment ardente.

Toujours est-il que, à l’armée plus encore que dans son village, le moujik réalise le vieux proverbe russe suivant lequel « celui-là vit le mieux qui est toujours prêt à mourir. » Il est si « prêt à mourir » qu’il n’éprouve pas, non plus, le moindre scrupule à tuer le « mauvais ennemi » qui se dresse devant lui. Comme le notait déjà tout à l’heure M. Graham, les cruelles obligations de la guerre n’ont rien d’incompatible avec la religion du peuple russe. « Le soldat russe tue son ennemi sans le haïr. Il n’a nullement l’impression de faire du mal à un autre homme de son espèce en tirant sur lui, en le chargeant à la baïonnette : pas un instant il ne songe à ce côté de son acte, et la seule perspective qu’il avait sous les yeux est celle des souffrances ou de la mort qui vont l’atteindre lui-même dès la minute suivante. Sa manière de marcher au combat ressemble beaucoup au pèlerinage traditionnel des paysans russes vers Jérusalem : de part et d’autre, l’idée dominante est celle d’un sacrifice pieux, joyeusement accompli. Et, aussi bien, plus d’un paysan était-il sur le point de partir pour Jérusalem lorsque, la guerre ayant éclaté, il a dû renoncer à son pèlerinage pour aller combattre les Allemands. Dans les plaines de la Prusse Orientale et de la Pologne il a rencontré une Jérusalem non moins véritable que celle qu’il comptait trouver en Palestine ; et peut-être plus d’un s’est-il réjoui en songeant que ce nouveau chemin l’y conduisait plus vite ? »


Mais me voici au bout de ma dernière page, et il y a encore, dans le livre de M. Stephen Graham, une foule de choses que je m’étais promis de signaler au lecteur français. Force m’est donc de les réserver pour un prochain article, comme aussi l’analyse, plus rapide, que je voulais faire d’un autre livre anglais dont l’autour, M. Stanley Washburn nous a également rapporté, du « front » russe, toute sorte de vivantes et pittoresques images.


T. DE WYZEWA.