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cette situation et ces limites où elle étouffait. — Ce n’était plus seulement l’hégémonie, que l’Allemagne et Guillaume II réclamaient, c’est la domination, par l’absorption et la conquête, qui leur paraissait le seul air viable et respirable. — La tranquillité avec laquelle cette doctrine a été conçue et soutenue, avec laquelle l’Allemagne a prétendu en faire la loi du monde, a jusqu’à un certain point fait illusion et failli lui conférer une apparence de droit nouveau. Il semblait que l’Allemagne allait commencer à faire accepter en pleine paix des annexions et des conquêtes, à reculer les frontières, à s’adjuger gratis un domaine colonial et à transporter sur la réalité du globe les fantaisies audacieuses de la mappemonde pangermaniste. Le livre où, comme dans une sorte d’Apocalypse, le général von Bernhardi[1] a imperturbablement annoncé le nouveau code et le nouveau monde est, certes, un des plus étranges symptômes et des plus dangereux accès de la démence qui s’est alors emparée du cerveau germanique. Quant à cette démence même, dans son fond et son essence, M. Emile Boutroux lui a ici, dans le numéro du 15 octobre dernier, consacré une étude de nosographie et de métaphysique qui épuise le sujet et qui éclaire jusqu’en ses plus obscures profondeurs l’âme démoniaque de la puissance transcendante du mal.

L’Allemagne qui, jusqu’aux années 1902-1904, et tout en poursuivant ses desseins, n’avait pas renoncé à garder les dehors, les apparences d’une attitude de paix, hésite moins désormais à revêtir son armure guerrière et à s’appuyer sur son épée. L’issue de la Conférence d’Algésiras, l’intimité croissante entre la Grande-Bretagne et la France, le relèvement de la Russie qui, après avoir pansé ses plaies, reprenait avec plus de vigueur toutes ses tâches, n’étaient pas sans inspirer à l’Allemagne une inquiétude qu’aggravaient encore l’agitation renaissante des Balkans et la situation précaire de l’Empire ottoman. La révolution turque de 1908-1909, l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche-Hongrie et le conflit d’influences qui allait se ranimer, après une accalmie de dix années, entre les deux Cabinets de Vienne et de Pétersbourg, ajoutaient aux autres causes déjà si menaçantes de tension en Europe un péril imminent dont les guerres survenues en 1911

  1. G. F. von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre ; Berlin, Stuttgard, 1912.