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immense victoire, et peut-être l’Empereur le croit-il encore, puisqu’il vient d’annoncer que dans quinze jours les Russes seraient chassés de la Galicie. En attendant, toute l’Allemagne a pavoisé et illuminé ; comme manifestation de joie, des congés ont été accordés dans les écoles ; la fête a été générale. On s’est aperçu ensuite qu’on s’était trompé, que la prétendue victoire n’avait pas eu, à beaucoup près, l’importance qu’on lui avait attribuée, que les lampions avaient été un peu ridicules, que tout cela enfin n’avait été que fumée. Les journaux ont murmuré. Un seul détail est à retenir : c’est qu’à Berlin, l’explosion de satisfaction a été si vive parce qu’on a cru que l’écrasante victoire qu’on venait de remporter amènerait la paix. Le mot de paix était sur toutes les lèvres, comme expression d’un sentiment, d’un désir, d’une espérance qu’on n’avait pas encore osé énoncer, mais qui était au fond des cœurs. Nous aussi nous désirons la paix ; qui pourrait ne pas la souhaiter ? Mais nous la voulons solide et durable, et il faut pour cela que nous soyons maîtres d’en régler les conditions. Comment l’Allemagne a-t-elle pu croire qu’une défaite des Russes dans les Carpathes aurait suffi pour imposer la paix ? Ni nous, ni les Anglais, ni les Russes eux-mêmes, — et nous dirons demain : ni les Italiens, — n’y auraient consenti avant la destruction de nos dernières ressources, et nous en sommes loin ! Nous ne ferons la paix qu’après notre victoire. Mais l’Allemagne a besoin d’illusions. Elle en a besoin pour elle-même, pour soutenir son moral, pour se tromper ; elle en a besoin aussi pour tromper les autres, si on avait pu y croire quelques jours, qui sait, quelle influence aurait eue une grande victoire allemande sur les déterminations de l’Italie ? L’Italie hésitait peut-être encore : qui sait si l’annonce bruyante d’une percée de la ligne ennemie due à des gaz asphyxians, du bombardement de Dunkerque, prémisse d’une marche sur Calais, de l’invasion de la Courlande qui témoignait de ressources inépuisables, d’un immense succès remporté sur les Carpathes ne détermineraient pas l’Italie à rester neutre ? Sans doute on s’apercevrait par la suite que tout cela n’était qu’apparence ; mais, bien qu’ils soient de pauvres psychologues, les Allemands savent que lorsque la volonté, tendue jusqu’au dernier degré d’excitation nerveuse, a fini par fléchir dans un sens, quel que soit d’ailleurs le moyen employé pour obtenir ce résultat, elle a besoin d’un certain temps pour se ressaisir, reprendre des forces, recommencer l’épreuve, et l’Allemagne comptait profiter de ce délai. Mais le plan a manqué, et l’Italie a vu clair dans la situation.