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Que nous voilà loin de l’Allemand tel que, pendant longtemps, les Français se plurent à l’imaginer, à savoir sous les espèces d’un brave homme, à la fois ingénu et placide, uniquement occupé à échanger avec un petit cercle d’amis des idées extrêmement nuageuses dans l’atmosphère épaisse de quelque brasserie ! Plus éloignés encore sommes-nous du portrait que nous en retraçait Mme de Staël, qui ne voyait, passé le Rhin, au dire de Heine qui en riait, qu’ « un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et toute vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique. » Ces douces visions, qui ne furent pas entièrement fausses, ont fait place à la formidable et impérieuse image de Bismarck, derrière laquelle se profile la silhouette hâve et cruelle du maréchal de Moltke.

La raison d’un pareil changement, sous réserve des illusions que nous nous étions forgées à l’endroit de nos voisins, réside dans ce fait que les instincts durs et sauvages du caractère germanique, qui n’est pas encore entièrement dégrossi par la civilisation, l’ont emporté, de nos jours, sur les tendances idéalistes, la sentimentalité profonde, le goût de la spéculation qui, à d’autres époques, avaient réussi à les museler. Nous sommes en présence d’un complet revirement de l’âme allemande, avec cette aggravation que ses bas appétits, au lieu d’annihiler les puissances de rêve qu’elle contient, se les sont asservies. Une telle idéalisation des forces mauvaises mène tout droit au déchaînement systématique, à l’apologie et à l’apothéose de ce qu’il y a toujours eu de brutal au fond de l’âme germanique.


II

Comment une telle « conversion » a-t-elle pu s’opérer ?

C’est un fait que la philosophie allemande a, durant plus d’un siècle, contribué, consciemment ou non, à libérer, puis à légitimer tous les instincts, sans en excepter les moins nobles. Je ne veux point soutenir par-là que les philosophes allemands soient directement responsables des atrocités présentes, ni que leurs doctrines devaient nécessairement conduire où nous voyons les armées allemandes aboutir. Je ne partage point du tout l’opinion de ceux, trop simplistes à mon gré, qui