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professeur Lasson reprend : « La matière a besoin d’unité d’âme, d’intériorité. » Mysticisme et matérialisme se rejoignent.

Ce lent travail, qu’opérèrent les Vogt, les Moleschott, les Buchner et les Czoller, aboutit, entre 1850 et 1860, au matérialisme historique de Karl Marx, qui explique l’histoire de la civilisation, avec tout ce qu’elle comprend de coutumes, d’idées, de philosophies, de sentimens, d’œuvres scientifiques, artistiques et littéraires, par les seuls facteurs économiques. De cette propagande, enfin, sortit une exclusive réhabilitation de la chair et, pour tout dire, une sorte de sensualisme antichrétien, véritable renaissance du paganisme le plus audacieux. Cette propagande, Haeckel l’intensifia encore, après 1870, avec sa tentative d’expliquer, uniquement par les sciences physiques, toutes les énigmes de l’univers. Par surcroît, son enseignement favorisa l’esprit d’entreprise capitaliste pour qui la richesse, avec les jouissances qu’elle procure, prend figure de fin en soi. Or, quand on en est là, tous les moyens semblent bons, même les pires, pour conquérir la toison d’or : réussir, il n’y a pas d’autre règle. Cela parut d’autant plus vrai à la conscience allemande que, dans la ruine de tout principe moral et même de toute moralité, la philosophie idéaliste arrivait à des conclusions identiques, jusqu’à assigner une origine sacrée à la volonté de puissance.

Bien mieux, il se trouva en Allemagne un grand écrivain, adversaire déclaré cependant du matérialisme, pour magnifier cette volonté de puissance et, qui plus est, pour recommander les pires procédés en vue de la satisfaire ; pour condamner, par conséquent, les vertus chrétiennes, — la douceur, la bonté, la modestie, la pitié, la chasteté, — qui ne peuvent lui être que des obstacles, au profit de la dureté, de la méchanceté, de l’orgueil et de la luxure, qui la servent ; pour, en un mot, renverser, comme il dit, la table des valeurs. J’ai nommé Nietzsche, qui est de tous le plus violemment antichrétien. Ne reproche-t-il pas au christianisme et à ceux-là mêmes qui, sans le savoir, s’en inspirent, la foi en un monde meilleur, en un principe moralement bon et, à son défaut, en un idéal de justice, de vérité et de bonté ? Dissipez ce « mensonge vital, » le monde apparaît, selon Nietzsche, sans fin ni but, constatation qui, à l’entendre, n’est pour déprimer que les faibles, ceux qu’il est préférable de voir disparaître, mais non les puissans qui se