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n’avait encore pénétré ; l’Ouest et le Midi de l’Allemagne, conquis jadis par Rome, éduqués plus récemment par l’Italie et par la France, repoussèrent le luthéranisme, et les autres chrétiens ne comprirent jamais la Réforme que sous le mode tout différent, tout rationnellement français du calvinisme.

C’est que, de cette Réforme que les Slaves de Bohême et les Latins de France réclamaient depuis longtemps déjà et pour l’ensemble de la chrétienté, Luther ne tira une religion que pour l’Allemagne princière de son temps. Un désir de libération universelle animait les réformateurs slaves et français. Luther ne respira que l’air des « libertés germaniques. » De sa Réforme à lui, le résultat fut, non pas de soumettre au libre examen de tous les êtres raisonnans les matières de religion, de morale et de politique, mais de livrer la souveraineté religieuse, l’autorité spirituelle aux démolisseurs de l’autorité impériale, aux accapareurs de la souveraineté territoriale : avant Luther, cujus ager, ejus auctnritas (terroir égale autorité), était la formule politique de l’Allemagne princière ; après lui, cette formule complétée devint cujus regio, ejus religio ; le Souverain local fut la Loi et la Foi, et l’Allemagne luthérienne ne fut qu’un Corpus Evangelicorum, un syndicat de Princes qui se réclamaient de la Bible pour avoir le droit de se passer du Pape comme de l’Empereur.

À cette utilisation toute germanique que Luther fit de la Réforme, rien ne ressemble autant que l’utilisation toute germanique que Bismarck fit de la Révolution, quand, après six siècles de querelles entre les Princes et l’Empereur et cinquante ans de luttes entre les Princes et la Nation, — au vrai, entre l’unité à la romaine ou à la française et le particularisme germanique, — Bismarck présenta à l’Allemagne de 1866-1871 le règlement unitaire qui le fit et le fait encore proclamer grand homme, génie, bienfaiteur de la Nation. Entre Luther et Bismarck, entre ces deux géans de l’histoire allemande, ce n’est pas dans leurs Propos de Table seulement que l’on peut trouver la ressemblance, la même réjouissante et choquante explosion du tempérament germanique : dans toute leur œuvre, ce sont les mêmes procédés de construction, la même influence de l’étranger, la même juxtaposition d’élémens contradictoires, la même insouciance de la logique et des principes, la même révérence de l’autorité traditionnelle et de la force présente, les mêmes