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paysage que Gilles, dans une petite ville au bord d’un fleuve. Elle est pieuse et bonne. Elle vient de lire le journal de « cette bonne demoiselle de Guérin ; » et aussitôt il lui semble qu’un voile se déchire, qu’elle voit plus nettement les êtres et les choses, qu’elle voit mieux son père et sa mère, qu’elle a un sentiment plus précis d’elle-même. Elle achète un cahier : elle y notera « les événemens quotidiens de sa vie. » Elle ne se fait pas d’illusion : il y aura peu d’événemens. Ne nous faisons pas d’illusion : elle écrira beaucoup, cependant.

Cette forme d’un journal, pour un roman, s’il faut l’avouer, je le redoute. L’auteur choisira entre deux inconvéniens : ou bien, négligeant la vérité d’un tel journal, il ne songera guère à son roman ; ou bien le roman sera perdu dans le journal. André Lafon, pour ainsi dire, a choisi les deux inconvéniens. Il n’a pas sacrifié tout le bavardage de son héroïne ; et le roman gouverne le bavardage, de telle sorte que la fabrication difficile de ce petit ouvrage est souvent un peu trop manifeste. « Après deux visites que nous fîmes chez des voisins, et le temps se trouvant assez beau, nous sommes sorties, ma mère et moi, comme nous le faisons à peu près chaque dimanche et plus fréquemment dans la belle saison… » Oui, c’est ainsi probablement que doit écrire, en s’appliquant, une petite personne bien douée, qui vient de terminer ses études et qui connaît les élégances du passé défini. L’auteur s’amuse à imiter ce style virginal. Mais il a du tact, et il sent que les innocences de cette manière ne tarderaient pas à nous ennuyer. Alors, il change de manière. « Quelques fenêtres dont les volets n’étaient pas encore tirés laissaient voir, dans la clarté de la lampe, un intérieur, des fronts penchés… » Cela, qui est parfait, ce n’est plus la petite personne qui l’a écrit, mais André Lafon. L’auteur et son héroïne collaborent avec politesse : l’auteur se retire, quand l’héroïne a une phrase toute prête ; et, à mesure que nous avançons dans notre lecture, l’héroïne se fatigue, l’auteur la remplace presque toujours.

La ville provinciale où demeure Lucile serait calme à ravir sans la politique. Mais, comme une autre, elle a ses énergumènes ; non pas des révolutionnaires forcenés : les énergumènes d’aujourd’hui, gens posés, munis d’autorité municipale et qui font de l’anticléricalisme, en quelque sorte, administrativement. L’église est en mauvais état, menace ruine et réclame des réparations. Certes, le maire ne commandera point qu’on la répare ; plutôt, il empêchera les travaux, content, si des pierres tombent de la voûte, d’avoir à observer que Dieu assomme ses fidèles. Pour Lucile, c’est un grand chagrin.