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la paix, et nous userions nos finances à entretenir une armée sur pied de guerre ? Ou bien désarmerait-on pour perdre tout moyen de pression sur la Turquie, et avoir, dans le cas plus que probable où rien ne serait fait pour les Chrétiens, à remobiliser les corps d’armée destinés à l’action ? Et l’Europe, qui venait de confirmer la légitimité et la justesse de nos exigences, se trouverait-elle au bout d’un an dans les mêmes dispositions favorables à notre égard où elle était, du moins en apparence à ce moment-là, où nous étions en outre sûrs de la neutralité, si ce n’est de l’appui moral de l’Allemagne et de l’Autriche ? Ce sont ces considérations, accompagnées de bien d’autres, que j’exposai, avec toute l’éloquence dont j’étais capable, dans une lettre confidentielle au prince Gortchakof, persuadé que ma franchise courageuse serait mal accueillie par le ministère, mais pénétré aussi de la conviction que j’accomplissais un devoir de patriotisme envers mon pays et mon souverain, en prévenant le Gouvernement que la déclaration projetée n’aurait pour résultat que de nous compromettre vis-à-vis de nos coreligionnaires et de diminuer notre prestige en Orient, ou bien de nous forcer à commencer la guerre dans des conditions beaucoup moins favorables. Je sus plus tard que cette lettre, qui avait en effet déplu au prince Gortchakof, avait frappé l’esprit de l’Empereur, et que, lorsqu’un Conseil spécial avait été réuni sous sa présidence pour prendre des résolutions définitives, Sa Majesté a ouvert la séance en demandant que l’on lût d’abord la lettre du chargé d’affaires à Constantinople. Le prince Gortchakof s’y prêta de mauvaise grâce et le Conseil estima que j’avais raison ; l’idée de la déclaration fut abandonnée. Le chancelier dit, à ce qu’il me fut rapporté, en sortant de cette séance, à M. Valouyeff : « Que voulez-vous que je fasse quand mes propres subordonnés combattent ma manière de voir ? Je ne puis plus défendre la cause de la paix. »

Comme je ne pouvais pas m’attendre à ce que ma lettre produisît un pareil effet, voyant qu’on voulait à tout prix éviter une rupture, j’étais tout porté à croire que la situation où j’étais placé durerait indéfiniment. Le printemps avançait, la verdure se développait, il commençait à faire chaud, et, comme la ville ne présentait aucune distraction, nous nous mîmes à rêver à un déménagement précoce à Buyukdéré. J’y étais donc allé avec le personnel de l’ambassade, à bord du stationnaire