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de conciliation ; les Turcs étaient inébranlables dans leur décision de recourir aux armes. Mais puisqu’il sentait l’horreur de la lutte qui allait commencer, « laissez-moi espérer, dis-je, et porter cette assurance à l’Empereur que lorsque, comme nous en sommes sûrs, nous aurons remporté quelques succès sur les Turcs, vous serez le premier à leur conseiller de demander la paix, et vous emploierez votre influence pour les amener à mettre bas les armes. » Cette mise en demeure ne fut pas du goût de Layard. Il voulait la guerre, il ne cherchait qu’à faire gagner du temps aux Turcs, et c’est l’inattendu de notre rupture que l’on pressentait, mais sans la croire aussi imminente, qui inspirait ses assurances pacifiques et ses tentatives de continuer les négociations.

Après avoir mis des cartes d’adieu à mes collègues des Grandes Puissances, auxquels j’allai annoncer personnellement mon départ, je me rendis avec M. Onou chez l’ex-patriarche de Jérusalem, Cyrille. Il avait été chassé de son siège pour n’avoir pas voulu signer l’acte du Concile de Constantinople de 1872 qui déclarait les Bulgares schismatiques et vivait depuis à Constantinople sous notre protection. C’était un vénérable vieillard de plus de quatre-vingt-dix ans, ayant une plaie cancéreuse sur la poitrine, mais supportant avec une sérénité et une résignation chrétienne ses souffrances morales et physiques. La perspective du départ de l’Ambassade l’inquiétait, et je crus de mon devoir d’aller le lui annoncer moi-même, prendre en même temps congé de lui et recevoir sa bénédiction. J’avais bien le sentiment que je ne le reverrais plus : il est mort durant la guerre. Nous trouvâmes le vieillard revêtu d’une longue robe de chambre blanche avec une espèce de turban blanc sur la tête. Sa belle figure encadrée d’une longue barbe blanche exprimait une émotion inspirée, et tout cela lui donnait l’air d’un patriarche des temps bibliques, d’un être venu d’un monde qui n’est plus. Il prit congé de nous avec une douleur que l’on sentait profonde et sincère, et, au moment de notre départ, il fit apporter un crucifix contenant un morceau de la vraie croix, enchâssé dans du cristal de roche et orné de pierres précieuses. Alors, nous ayant fait agenouiller, il nous lut des prières et nous bénit en versant des larmes et en nous disant qu’il sentait bien que c’était une séparation définitive. M. Onou et moi, pénétrés de la gravité des momens que nous traversions, nous