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car ce sont tes mains calleuses de fée barbue qui relient délicieusement le présent au passé et à l’avenir, les présens aux absens ; sache que tu es plus chéri que les fiancées, plus adoré que les épouses et les amantes, plus pieusement vénéré que les vieux parens, plus souriant que les enfans délicieux, car tu es à la fois tous ces êtres chers puisque tu nous apportes les échos bondissans des battemens de leurs cœurs. Mais garde-toi pourtant, ô vaguemestre très aimé, de tomber dans le péché d’orgueil et de gonfler démesurément tes narines vaniteuses, bien que tu sois le vrai héros de cette guerre et que toute gloire soit inégale à la tienne ; n’oublie pas que la roche Tarpéienne est près du Capitole et que peut-être, hélas ! un jour tes sublimes galons de sous-officier se mueront dans l’humble ficelle de l’adjudant. Ce jour-là tu seras quelque chose de plus, et, pourtant, tu ne seras plus rien.

Au sortir de la tranchée, dans le terrain découvert où nous divaguons un moment, toujours avec l’accompagnement musical et aigrelet des balles, le colonel me fait remarquer que, parmi les corps d’obus allemands éclatés que nous trouvons en grand nombre à nos pieds, les uns sont peints en bleu et beaucoup d’autres en jaune et bleu. Ceux-ci sont leurs obus d’exercice et, pour avoir été réduits à les employer en aussi grand nombre, il faut que nos ennemis aient été sérieusement dépourvus, à un moment, de munitions de guerre.

En passant, nous nous arrêtons un instant dans une petite carrière abandonnée où de curieuses figures sculptées, creusées dans la pierre tendre, attestent que des fantassins au repos ont eu là des loisirs coupés de velléités artistiques. Plus tard, dans plusieurs siècles, quand quelque mouvement de terrain aura enseveli la carrière et ses ornemens sculpturaux, j’imagine que l’archéologue qui les découvrira enverra à l’Académie des Inscriptions quelque volumineux mémoire où il démontrera que ce sont là des œuvres manifestes de l’âge des cavernes, de l’âge où l’humanité n’était pas encore civilisée et croupissait dans la plus stupide barbarie. Ce ne seront, au vrai, que des souvenirs de l’âge des casernes, mais, pour le second point, j’imagine que notre archéologue n’aura pas tout à fait tort. D’ailleurs, si Renan a pu dire que l’histoire n’est qu’une petite science conjecturale, je voudrais bien savoir, à ce taux, ce qu’il faut penser de l’art d’interroger les vieux cailloux.