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A huit heures, le colonel, toujours galopant devant son invariable trompette et son non moins invariable brigadier, nous filons rapidement de l’autre côté de l’Aisne, mais cette fois dans un nouveau secteur, en passant d’abord au village de P… Le village est complètement démoli et c’est un des plus saisissans exemples que je connaisse des ravages produits par un bombardement et qui ne ressemblent en rien à ceux qu’a causés l’incendie et qui sont si fréquens dans les villages lorrains systématiquement brûlés par les Bavarois. Pas une maison n’est intacte ; l’église est lamentable, percée comme une écumoire avec sa tour qui ne tient plus que par un pan de mur : un pan coupé, c’est le cas de le dire.

Dans ce qui fut le château du « Monsieur » de ces lieux est installée l’ambulance. Elle a fort à faire. Puis, nous allons à l’extrémité du bourg, à la ferme de la T…, qui est dans un état indescriptible ; pas un mètre carré de ses murs qui ne soit criblé d’éclats d’obus ou de balles de shrapnells. Seule, par un miracle de Sa Sacrée Majesté le Hasard, la bascule placée au milieu de la cour est restée intacte. Des inscriptions à la craie en caractères gothiques sur les portes indiquent qu’un important état-major allemand était naguère installé ici. Nous trouvons là l’état-major du ***e d’infanterie qui présentement a la garde de ce secteur : le lieutenant-colonel et le commandant (il n’y a plus de colonel : tué), tous deux le bras droit en écharpe, blessés l’un d’une balle de fusil, l’autre d’un plomb de shrapnell, s’avancent vers nous, l’autre main tendue, sourians. Ils sont charmans, pleins de gaîté et de finesse. Ils nous conduisent à la petite tour en poivrière de la ferme, toute criblée de trous d’obus, où nous montons par une mauvaise échelle et d’où l’on a par un trou une vue superbe sur l’ensemble des positions allemandes qui sont à quelques centaines de mètres à peine. Devant nous, entre nos tranchées et les leurs, le troupeau de bœufs blancs dont je parlais l’autre jour à mes lecteurs est étendu tout entier, immobile à jamais ; à droite et à gauche, quelques cadavres ennemis ou français. Tout le mur qui ceint la ferme est crénelé et garni de fantassins l’arme au bras, tous les chemins qui y mènent sont barricadés de pavés et de chariots