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cet homme d’une si forte personnalité restait à jamais « le Patron, » celui dont on ne discute pas les ordres. J’acceptai. J’aurai donc passé la guerre entière dans ce vieil hôtel, paradoxalement adapté par Ortègue à l’exercice de sa spécialité : la chirurgie nerveuse. II avait l’orgueil de cet édifice construit par l’architecte Daniel Marot en 1690 pour le premier duc de Colombières. Il aimait à en énumérer les fastes et les habitans : ce duc de Colombières d’abord, puis une petite-fille du grand Condé, puis je ne sais quel financier, fils d’un barbier enrichi par le système de Law. L’hôtel a servi de prison sous la Terreur pour devenir, sous l’Empire, la demeure d’un maréchal, abriter une ambassade étrangère sous la monarchie de Juillet, un sénateur sous le second Empire. Bien des drames intimes ont dû se jouer, au cours de ces deux cent vingt-cinq ans, entre ces murs et devant les perspectives de ce jardin paisible dont les antiques arbres poussent à cette minute les bourgeons du nouveau printemps. Leurs feuilles verdoyaient au mois d’août. Je les ai vues jaunir, se faner, tomber. Je les vois reverdir. Bien d’autres yeux ont regardé ces mêmes arbres dans des heures d’angoisse, étonnés comme moi par le contraste entre ce travail de la nature, son rythme sans secousse, sa lenteur continue et la douloureuse frénésie de l’agitation humaine. Qu’étaient pourtant les tragédies auxquelles les hôtes de ce logis ont pu se trouver mêlés, en face de l’effroyable cataclysme dont je rencontre le sinistre rappel partout ici, même en regardant ce jardin printanierl Des mutilés s’y traînent, l’un amputé de son bras, l’autre de sa jambe, faibles et cherchant la caresse de ce premier soleil. Si je passais cette porte, je verrais de chambre en chambre des faces exsangues ou vultueuses de blessés sur les oreillers, des prunelles de fièvre, des narines pincées, des bouches tendues, et, sur les couvertures des lits, des journaux épars, portant des en-têtes évocateurs de misères pires : Violens combats à Dixmude... — Nouveau bombardement de Reims... — ■ Transatlantique coulé par un sous -marin !... Que de fois, durant tout cet automne et tout cet hiver, j’ai frémi, devant ces signes de la guerre si proche, d’être là, non pas inutile certes, mais hors du danger ! Mon infirmité m’accablait de honte, comme si je n’étais pas très innocent du hasard qui m’a fait naître, il y a trente-deux ans, avec un pied bot inopérable. Quand les Taubes et les Zeppelins ont laissé