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LE SENS DE LA MORT.


heures graves à partager l’activité patriotique de son mari. Ces préparatifs fiévreux évoquaient de sinistres images, surtout avec l’accompagnement des premières nouvelles de la ruée allemande en Belgique. D’autres infirmières, enrôlées dans notre équipe par charité, en frissonnaient d’avance. M’^^^Ortèguo, non. Au regard dont elle interrogeait le Professeur, quand il visitait son hôpital encore vide, on devinait chez elle cet unique souci : le contenter. Anxieuse, quand il s’irritait, — trop souvent, lui, jadis, si maître de ses nerfs, — je la voyais soulagée jusqu’à en être radieuse quand il disait : (( C’est très bien ! c’est très bien ! » Un tel désir, un tel besoin, un tel appétit de satisfaire quelqu’un, il semble que ce soit de l’amour et de l’amour heureux. Par quelle obscure intuition pressentais-je donc, en dépit de ces indices, une tragédie latente entre ces deux êtres, — qui entre parenthèses n’avaient pas d’enfant, —-un de ces drames du cœur qui se jouent à notre insu et pour notre future épouvante, dans les troubles profondeurs de notre inconscient ?

Une intuition ? Non. Une évidence, tout simplement celle des six ans écoulés depuis l’après-midi oii j’entendais les confrères et les élèves d’Ortègue envier ainsi la passion qu’il inspirait, dans la cour de la mairie du XVP, au sortir du mariage civil. Mon étrange maître m’avait demandé de ne pas venir au mariage religieux.

— (c C’est une concession que je fais à la mère de ma femme, la première de ma vie sur ce terrain-là. Je la fais, et je ne m’en estime pas. Je désire que mes vrais amis, ceux de ma pensée, parmi lesquels je vous compte, ne me voient pas à l’église, et dans un geste qui n’est pas vrai... » L’homme qui me parlait ainsi était jeune encore, malgré ses quarante-quatre ans. A cinquante ans, le Michel Ortègue du mois d’août 1914 était presque un vieillard. Depuis l’hiver dernier, je remarquais une lente et constante altération de son faciès. Il maigrissait. Ses traits se creusaient. Son teint naturellement brun se bistrait davantage. En avril, puis en juin, deux fièvres bilieuses suivies de jaunisses. Ces ictères légers avaient laissé une trace aux conjonctives et à la paume des mains. Ses cheveux et sa barbe avaient blanchi. Mais il restait si allant, si vivant 1 II y avait en lui de telles reprises d’énergie et, d’autre part, je lui étais si attaché ! Je ne voulais