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étaient finis, nous n’avions plus qu’à nous occuper du tiret… à tuer le temps.


Nous avons beaucoup tiré à Flainval : il nous est arrivé souvent de vider deux caissons pleins par pièce (144 coups) en une matinée. Comme il faisait très chaud et que nos mouvemens précipités nous transformaient bientôt en vraies fontaines, nous « posions la veste. » Je me souviens qu’un jour, en plein midi, juste au moment où j’arrivais à la batterie, elle exécutait un feu rapide : ces hommes dépoitraillés, rouges, suans, environnés de fumée et de flammes, me firent l’effet d’une bande de démons se livrant à une cuisine d’enfer. Ils riaient d’un air sardonique en pensant à la danse des Allemands sur lesquels on tirait. On doit se demander l’impression que nous ressentons, nous autres artilleurs, au moment où nous envoyons ainsi la mort à nos intéressans congénères… Eh bien ! aucune… C’est absolument la même chose que le tir d’expérience, puisque nous ne voyons pas, nous ne voyons jamais notre but : rouages inertes, fonctionnant automatiquement, nous ne nous rendons pas compte de l’ouvrage que nous faisons. Pour m’en assurer, j’ai tiré moi-même plusieurs fois, devant Monchy, et j’étais certainement plus calme qu’à une partie de tennis ou même de bridge un peu disputée…


La grande attraction était l’arrivée de la soupe, moment le plus attendu de la journée, car, en même temps, nous parvenaient nos lettres et les petites commissions dont nous avions chargé les camarades de l’échelon. Souvent, nos repas étaient troublés par quelques salves malencontreuses qui nous obligeaient à réintégrer précipitamment nos « calbots, » au risque de renverser nos quarts ou nos boites de sardines entamées… On ressortait immédiatement après pour prendre l’air…

D’autres moyens de tuer le temps, à part des essais de sommeil, généralement infructueux, étaient : 1° la manille, nous avions quelques jeux complets qu’on se disputait pour « en faire une ; » 2° une cigarette, vraie friandise ; 3° la barbe. Je veux dire qu’une des faveurs les plus courues nous était procurée par notre coiffeur, quand il consentait à exercer son art, les jours où l’ennemi avait l’amabilité de nous laisser quelques instans de tranquillité. Au milieu d’un silence religieux, avec des gestes