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ne connaissait point et qui lui parut fort pitoyable sous sa redingote usée et son casque de martre tout pelé. Il l’invite à monter près de lui. Le petit vieux accepte. C’était le général gouverneur Prescott. On arrive aux portes de la ville : salut des sergens et salut des soldats. On gravit les rues : salut des passans. Notre paysan, qui prenait tous ces saluts pour lui, « était émerveillé de voir, dit M. de Gaspé, que la civilisation, depuis sa dernière visite, avait avancé ou plutôt rétrogradé de cinquante ans. »

La politesse d’un peuple n’est souvent que le reflet de son esprit religieux dans la vie civile. Les Canadiens avaient une piété très vive. Avant de commencer un ouvrage, et surtout un ouvrage qui pouvait entraîner des dangers, les habitans s’agenouillaient, et le plus âgé d’entre eux invoquait Dieu, la Vierge ou les Saints. L’extraordinaire atmosphère de mysticisme qui avait enveloppé le berceau de la Nouvelle-France ne s’était pas encore dissipée. Les grands miracles des temps héroïques avaient laissé au fond de toutes les âmes l’appétit du surnaturel. Derrière eux, les petites superstitions étaient entrées dans les maisons plus tranquilles et s’étaient assises au foyer. Les Démons et les Anges ne déchiraient plus les airs de leurs furieux combats comme aux jours où la Mère Sainte-Marie de l’Incarnation tremblait pour son couvent des Ursulines de Québec. Mais les revenans n’étaient pas rares ; et les feux follets dansaient un peu partout. Les seuls moyens que l’on connût de les mettre en fuite consistaient, l’un à leur présenter deux objets quelconques en forme de croix, l’autre, plus expéditif, à leur demander quel était le quantième de Noël. Ils ne le savaient jamais ; et c’est pourquoi, dans les fermes, les enfans, craignant de l’oublier, se le faisaient répéter vingt fois par jour. On entendait des voix d’anciens naufragés sur les bords des lacs solitaires aux brusques tempêtes. Et plus d’une paroisse possédait sa sorcière qui semblait être venue tout droit du vieux pays avec sa chandelle de suif couleur de safran, son jeu de cartes crasseux et son maigre chat noir. Les coutumes prêtaient souvent à l’imagination. Certains soirs, les villages, que séparait le Saint-Laurent, se télégraphiaient par des lumières et des feux les nouvelles du mois ou de l’année. Si le feu brûlait longtemps, c’était signe que tout allait bien. S’il s’éteignait subitement, c’est que la mort avait passé ; et autant de fois qu’il se