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A Québec, la vie était plus animée et plus turbulente. Sur ce roc, dont l’éperon domine le Saint-Laurent, la curieuse ville, monastère et forteresse, accrochée aux aspérités de la pierre, s’était desserrée, dilatée, et avait pris l’air bourgeois, mais toujours fier, d’une de nos vieilles cités provinciales. C’en était aussi le même train, les mêmes incidens journaliers ; les mêmes commérages au pas des portes ou sous les longues galeries ; les mêmes jolies couturières bien connues pour travailler, pendant l’été, à leurs fenêtres ouvertes ; les mêmes plaisirs, depuis les joyeusetés classiques de la basoche et les piaffemens nocturnes du corps des officiers, jusqu’au coup de cloche des gamins qui se sauvaient à toutes jambes, dès que le portier du couvent apparaissait sur le seuil.

La population se montrait naturellement casanière, ce qui nous semble paradoxal, car nous comprenons mal que des gens soient venus de si loin pour se confiner entre leurs quatre murs. Mais la plupart des colons ne cherchent aux colonies qu’une assurance de ne plus avoir à bouger ; et leurs fils désirent d’autant plus la stabilité que les pères ont dépensé d’un coup tout l’esprit d’aventure qui était dans la famille. Un grand nombre des habitans de Québec n’avaient jamais posé le pied sur l’autre rive du Saint-Laurent, ni mangé une omelette à l’auberge de la Pointe Lévis. Ce n’était pas toujours une affaire de mince importance que de traverser le fleuve, hormis les jours de marché. Les bateliers, tous cultivateurs et gens assez bourrus, ne démarraient pas au doigt et à l’œil. On pouvait s’adresser aux Sauvages dont les cabanes, en été, couvraient les grèves. Mais ils étaient souvent sous l’empire du Génie de l’Eau-de-Vie, fort ennemi du Génie des Vents et des Eaux. Leurs beaux yeux noirs que l’ivresse ternissait et la pâleur de leur teint ne promettaient rien de bon à celui qui montait dans leur canot d’écorce. Il lui fallait non seulement un cœur de triple airain, mais des bras d’habile nageur et pas de chaussures aux pieds. En ce temps-là, les troupeaux de bœufs qui venaient, bien malgré eux, se faire égorger à Québec, et que les bouchers impatiens attendaient sur les remparts, devaient se laisser lier les cornes aux bancs de la barque des bouviers, et la traîner, comme des tritons, à travers les courans du fleuve, dont le