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d’ordinaire très coloré ; et il se prit la tête à deux mains en s’écriant : « Ah ! les infâmes ! ils ont guillotiné leur Roi ! » Les deux femmes se levèrent et allèrent s’appuyer à la fenêtre. Elles sanglotaient ; et l’enfant voyait le frimas des vitres fondre sous leurs larmes.

Il semble que l’occupation anglaise ait moins séparé le Canada de la France que l’esprit révolutionnaire. Les Canadiens ressentirent davantage leur isolement quand l’écroulement de l’Ancien Régime leur changea leur conception de la mère patrie. Les paysans ne regrettaient point les coutumes vexatoires dont la conquête les avait déjà débarrassés. Beaucoup de nobles, ruinés par elle, avaient déjà devancé leurs frères du vieux monde sur le chemin de la misère ou de l’exil. Ils étaient donc, les uns et les autres, fort désintéressés. Mais la Révolution les atteignait au plus profond de leur être, en substituant à une claire image de la France, qu’embellissaient encore leurs souvenirs et leurs rêves, l’image d’un pays déchiré, régicide et sacrilège, qu’ils n’apercevaient plus qu’à travers une brume de sang. Il est dur de voir tout d’un coup ce que l’on a tant aimé prendre une nouvelle figure et de ne plus se reconnaître dans son espérance. L’éloignement leur rendait inexplicable la suite effrayante et précipitée des catastrophes. On discutait ; on condamnait les vaincus et les vainqueurs, les émigrés qui n’avaient pas défendu leur Roi et les Jacobins qui l’avaient assassiné. Ce mot charmant qu’un invincible espoir mettait encore longtemps après la conquête sur les lèvres des habitans canadiens : « Nous reversons pourtant nos bonnes gens ! » ce mot, le plus doux soupir que l’amour de la France ait exhalé, on ne devait plus guère l’entendre que chez des vieillards trop vieux pour recommencer leur siège ou qui semblaient parler dans un demi-sommeil.

Cependant l’avènement de Bonaparte les releva de l’abattement où les avaient jetés les journées révolutionnaires. Nos victoires foudroyantes les revanchaient de leurs humiliations. J’imagine qu’ils éprouvèrent un tressaillement analogue à celui que tant de Français ont ressenti, au milieu d’étrangers qui ne leur cachaient point leur dédain pour la France, lorsque retentit l’écho des batailles de la Marne. Les jeunes gens épousaient la gloire du nouvel Alexandre : on les nommait les démocrates. Leurs pères, royalistes intransigeans, souhaitaient