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d’habits râpés. Les mauvais plaisans leur donnaient un sobriquet dont ils ignoraient eux-mêmes la provenance lointaine, puisque Boileau en attribue l’invention à sa fantasque belle-sœur : ils les appelaient des épétiers. Mais lord Dorchester, qui avait éprouvé sur les champs de bataille la trempe de ces épées, les traitait avec les mêmes égards que les plus huppés et les plus reluisans de ses compatriotes.

Rien ne montre sous une forme plus vive et plus gaie cette courtoisie qui honorait et les vainqueurs et les vaincus qu’une des anecdotes que l’on racontait sur le séjour du duc de Kent au Canada. Ce même duc, qui avait épargné La Rose et qui était à la fois très aimé et très craint des soldats qu’il allait quelquefois, dans les casernes, tirer du lit dès trois heures du matin, entendit parler d’une centenaire de l’Isle d’Orléans et désira lui rendre visite. La dame avait gardé toute sa lucidité, et le prince, au cours de l’entretien, lui demanda s’il pouvait rien faire qui lui fût agréable. « Oh ! oui, certainement, monseigneur : danser un menuet avec moi, afin que je puisse dire, avant de mourir, que j’ai eu l’honneur de danser avec le fils de mon souverain. » Le prince s’y prêta de la meilleure grâce, dansa le menuet et lui fit, en la reconduisant à sa chaise, un grand salut auquel elle répondit par une profonde révérence. Que de beaux traits de politesse dans ces vieilles mœurs ! Il est bon de les rappeler à ceux qui seraient encore tentés de confondre les progrès de la science et ceux de la société.

On parlait un peu moins d’humanité à cette époque, mais on n’était pas moins humain qu’aujourd’hui. En tout cas, et bien qu’il n’y eût aucune convention de La Haye, la guerre se conduisait d’une façon plus humaine. Elle n’élargissait pas le fossé que leurs intérêts contraires creusaient entre les nations : elle y jetait plutôt un pont de fer. Il est vrai que les deux peuples, qui s’étaient retrouvés et de nouveau heurtés au Canada, représentaient deux formes brillantes de la civilisation. La jeune. Canadienne de famille noble et ruinée, qui, dans le roman des Anciens Canadiens, refusait la main d’un riche Écossais, officier du général Wolfe, n’obéissait pas aux mêmes raisons que nos Colette Baudoche. Riche, elle eût peut-être consenti à écouter son cœur. Pauvre, elle ne voulait pas qu’on pût dire qu’elle s’était retirée avantageusement du désastre de