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« état d’âme, » pourrait-on assurer qu’il constitue l’élément unique, l’éthos et l’essence même de l’œuvre de Gluck, sinon de « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » (Racine, préface de Bérénice.) Et ne saurait-on voir dans le choix d’Iphigénie en Aulide, pour sujet de sa première tragédie lyrique française, un hommage de Gluck à ce même Racine qu’il s’honorait de traduire et se flattait peut-être d’égaler. De fait, il l’égale ici tout de suite, en de certains passages, si même, en quelques autres, il ne le surpasse. Pour la force, la vérité, la variété de l’expression, l’air initial d’Agamemnon l’emporte, à notre avis, sur la scène entre Agamemnon et Arcas, par où s’ouvre la tragédie racinienne. L’avantage ici reste à la musique. Elle nous paraît le prendre encore un peu plus loin. Qu’on Lise la pudique, l’exquise entrée d’Iphigénie, dans la tragédie et dans la partition tour à tour : (« Je t’attendais partout » et ce qui suit.) On verra tout ce qu’un peu, très peu de musique, — une danse lente puis un bref arioso, — peut répandre sur cette scène : quel flot d’une tendresse encore plus pure, plus mélancolique, et plus chastement inquiète. Et l’air de Clytemnestre : « Armez-vous d’un noble courage, » dont les premiers mots sont presque transcrits de Racine, montrera bientôt après quel surcroît de force et d’émotion la poésie reçoit de l’appareil ou plutôt de l’organisme de la musique, de l’intensité des sons, de leur mouvement, de leur rythme, d’un orchestre qui devance, puis hâte la parole, et la prolonge encore après qu’elle s’est tue.

Il n’y a peut-être pas, dans l’Iphigénie de Racine, un seul trait qu’ait relevé la critique, — et la plus ingénieuse, — dont ne se rencontre, dans l’Iphigénie de Gluck, et l’intelligence et la confirmation. Notre cher et regretté Lemaître, parlant de son bien-aimé Racine, a dit qu’Iphigénie et Mithridate lui paraissaient les deux seules tragédies « auxquelles se puissent appliquer avec quelque apparence peut-être de justesse, les vers de Voltaire sur ces amoureux que l’Amour « croit des courtisans français, » et aussi les éternelles railleries de Taine, dont c’était la manie de ne voir dans les tragédies de Racine qu’une reproduction de Versailles. » Il y a du vrai, pour Gluck encore plus que pour Racine. Son Achille ressemble même de plus près, de beaucoup plus près, que l’autre, au « charmant cavalier » dont parle Taine. La matinée musicale et dansante organisée par le héros pour célébrer ses fiançailles, a tout à fait cet air Versailles, « ce caractère pompeux » que Lemaître encore nous donne pour un des signes particuliers d’Iphigénie. Quant à l’héroïne, toujours d’après Lemaître : « Elle a moins d’enthousiasme que de sérénité… Iphigénie est une héroïne