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directement ressentie provoque dans les âmes des résonances, que les idées et les images des livres étaient impuissantes à éveiller. L’émoi des âmes restitue aux livres inertes une vie nouvelle et, par contre-coup, ces livres, hier dédaignés, deviennent les excitateurs des plus violentes et des plus contagieuses émotions.

Un pareil moment de maturation est certainement arrivé pour la question déjà vieille de l’Alsace-Lorraine. Espérons-le à l’heure qu’il est, il n’y a personne, en France, qui n’en sente l’importance capitale pour le pays tout entier. A Toulouse comme à Nancy, à Reims comme à Bar-le-Duc, tous éprouvent cruellement que l’intégrité de notre frontière de l’Est est, pour nous, une question de vie ou de mort. Et, qu’on soit de Carcassonne ou d’Epinal, après les massacres de Belgique, les incendies de Louvain et de Malines, de Nomeny et de Gerbéviller, le bombardement et la destruction de la cathédrale de Reims, il n’y a plus un Français assez privé de cœur et d’esprit pour oser soutenir que les Allemands sont des « hommes comme nous, » car ce serait donner à croire que nous sommes des hommes comme eux.


A vrai dire, ces idées ne se sont jamais complètement éclipsées dans notre conscience, même en nos pires momens de trouble politique, d’anarchie morale et intellectuelle.

Des conditions défavorables, des objections spécieuses en ont seulement gêné le développement. Et d’abord, — osons le dire, — l’équivoque désastreuse de la Revanche. Jamais mot ne fut plus mal choisi et ne desservit plus maladroitement la plus juste des causes. On aurait dit qu’il n’y avait, au fond de notre désir de relèvement, qu’une misérable question d’amour-propre. Le battu voulait battre à son tour. A ceux qui parlaient d’honneur à venger, les sophistes et les théoriciens du suicide national avaient beau jeu pour répondre qu’on n’est pas déshonorés parce que, une fois, la fortune vous a trahis.

Ensuite, le parti pris d’inaction adopté par nos gouvernans, la résignation à la défaite, étayée sur de beaux raisonnemens pacifistes, démoralisaient l’opinion. On se disait : « A quoi bon remuer cette irritante question, puisque nous ne voulons pas lui donner la seule solution qu’elle comporte ? Nous ne voulons