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du sol : la chaîne boisée des côtes de Romagne, assez nettement visibles par les temps clairs. Mais les contours mous se dessinent sans grâce sur un ciel sans profondeur, pourtant infini comme la plaine. Cette immensité n’a pas d’horizon. En hiver, quand elle est ensevelie sous la neige, ou quand la houle lugubre et brunâtre des glèbes fraîchement retournées déferle comme une mer boueuse ; en été, après la moisson, quand la blondeur uniforme des chaumes imite de vastes espaces sablonneux, cette plaine dépourvue de style produit néanmoins une impression singulière. A force de vide et de nudité, le triste paysage finit par prendre un aspect de solitude austère et âpre, qui n’est pas sans grandeur. Un souffle de vent glacial, même au cœur de l’été, fait frissonner les feuilles des grands peupliers sur le bord de la route, et c’est une plainte prolongée, inarticulée, qui vous met l’âme en détresse.

Pour ma bienvenue en ce monde, c’est cela que j’ai eu sous les yeux, dès que je pus les ouvrir. Je ne me rappelle pas que rien m’ait jamais frappé dans cette monotone désolation, hormis les grands corbeaux noirs qui se posaient sur les dernières branches de ces peupliers gémissans et qui, tout à coup, claquant des ailes, s’envolaient farouchement et se perdaient dans le ciel, en décrivant de longues courbes sinistres. Pendant les années qui suivirent la guerre de 70, ces funèbres oiseaux pullulaient : les champs de bataille tout proches leur avaient fourni une copieuse provende. Nous ne pouvions nous promener dans la campagne sans en faire lever, — quelquefois des bandes entières : c’était un brusque et multiple battement d’ailes, des croassemens sauvages qui remplissaient tout le ciel vide, et puis plus rien : le silence oppressant, ou le vent froid qui roule immensément à travers les terres dénudées.

Il y avait aussi des troupes d’étourneaux, qui, à l’automne, passaient très haut dans le ciel, en un triangle souple et frémissant, qu’on suivait longtemps du regard. Mon père me disait : « Ils vont dans les pays chauds ! » Et cela me remplissait de tristesse et de je ne sais quelle confuse nostalgie. Depuis, je les ai vus, ces « pays chauds, » dont j’ai commencé à rêver tout enfant. J’y songe à ce moment, parce que c’est ici même, à Spincourt, dans cette plaine frigide de la Woëvre, que je me suis préparé à aimer et a sentir l’aridité brûlante du Sud. Une année, en arrivant d’Egypte et de Syrie, j’eus la curiosité de