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d’étroits passages, plus semblables à des corridors qu’a des rues… L’architecture de Venise, presque toute de Palladio, est trop capricieuse et trop variée. Ce sont presque toujours deux, ou même trois palais bâtis les uns sur les autres… Ces fameuses gondoles toutes noires ont l’air de bateaux qui portent des cercueils. J’ai pris la première que j’ai vue pour un mort qu’on portait en terre. Le ciel n’est pas notre ciel de delà l’Apennin ; point d’antiquités. Rome et Naples, mon cher ami, et un peu de Florence, voilà toute l’Italie. »

Cette lettre, que Bertin publia dans le Mercure de France du 16 août 1806, froissa terriblement les Vénitiens. Leurs journaux injurièrent l’auteur, allant jusqu’à se demander s’ils devaient s’en prendre à sa « méchanceté » ou à sa « stupidité. » Ils se moquèrent de « l’homme en délire » et de ses « organes imparfaits. » Plusieurs brochures, imprimées à Venise, indiquent l’émotion soulevée. Il est probable que Chateaubriand, alors en Grèce, ignora ces fureurs, auxquelles plus tard sa vanité peu oublieuse n’aurait pas manqué de réserver quelques traits. Mais cette lettre à Bertin sera bien intéressante à nous rappeler tout à l’heure, quand nous accompagnerons Chateaubriand dans son second voyage aux rives de la lagune.

Etrange pour nous qui subissons profondément le charme et la langueur de Venise, ce peu d’enthousiasme était normal en 1806., Venise, — et je n’arrive pas à me l’expliquer, — n’excitait point, aux siècles précédens, l’intérêt qu’elle provoque depuis une centaine d’années. Sans remonter jusqu’à Montaigne, qui lui consacre à peine quelques lignes, — où d’ailleurs il nous parle surtout de ses coliques, — n’est-il pas étonnant que le président de Brosses, si artiste et si fin, ne l’ait pas aimée ? Il trouve Saint-Marc, la magnifique église Saint-Marc dont nos yeux éblouis ne peuvent se rassasier, « d’un goût misérable tant au dedans qu’au dehors ; » et, devant le palais des Doges, il se borne à dire qu’il est « un vilain monsieur sombre et gothique, du plus méchant goût. » Combien plus extraordinaire encore Jean-Jacques Rousseau, qui habite dix-huit mois à Venise, sans consacrer une page à la beauté de la ville qui devait servir de décor à tout un siècle de littérature !

L’engouement pour Venise suivit le mouvement romantique ; les Mémoires d’outre-tombe nous en fourniront plus loin une évidente preuve.