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s’évanouissent chaque jour et l’on ne pourra bientôt plus jouir de ces rives trop célèbres, que les visiteurs de l’autre côté des Alpes, sans cesse plus nombreux, ont enlaidies à vue d’œil. J’ai encore connu, il y a une quinzaine d’années, une Lugano à peine germanisée. Ah ! les savoureux repas qu’on pouvait faire au bord du lac, avec la bonne cuisine lombarde, arrosée d’un vrai Barolo ! L’an dernier, j’eus du mal à trouver encore une trattoria ; il n’y avait déjà plus que des restaurations dont les menus rappelaient par trop ceux de Munich. Qu’est-ce que ce doit être aujourd’hui, si beaucoup d’Allemands, qui avaient envahi l’Italie, se sont réfugiés à Lugano ! Chateaubriand ne se demanderait plus s’il doit y terminer sa vie. « Je consommerais donc l’exil de mes derniers jours sous ces rians portiques où la princesse de Belgiojoso a laissé tomber quelques jours de l’exil de sa jeunesse ? J’achèverais donc mes Mémoires à l’entrée de cette terre classique et historique où Virgile et Le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par-delà, Rome ; par-delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l’Egypte, Carthage : bords lointains que j’ai mesurés, moi qui ne possède pas l’espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! Mais pourtant mourir ici ? finir ici ? N’est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n’en sais rien. »

Il n’eut pas à se poser longtemps ces troublantes questions, puisqu’il quitta Lugano le jour même, sans y coucher, ayant trouvé d’un loyer trop élevé les maisons visitées. Après quelques semaines à Lucerne, il se fixe à Genève ; mais il fait aussitôt le rêve d’un avenir meilleur. « Je passerai l’été prochain dans la patrie de Jean-Jacques… Et puis, quand l’automne sera revenu, nous irons en Italie : Italian ! c’est mon éternel refrain. » Cette fois encore, les événemens bouleversèrent ses projets. Le 12 novembre, à Genève, Berryer lui apprenait l’arrestation de la duchesse de Berry. Il partit aussitôt pour Paris. Mais cette même princesse devait, dès l’année suivante, lui fournir l’occasion de revoir l’Italie.


Par une chaude soirée de juin, revenant de Prague où il avait